Ça s'est passé il y a très longtemps.
C'est un souvenir féroce. Ferroviaire aussi. Un train m'emportait alors, après une rude journée de travail et une nuit fort courte l'ayant précédée : rien d'inavouable, juste une fête joyeuse entre potes et potesses. Le monde refait à nos couleurs, on s'était tous couchés aux petites heures avant d'enchaîner sur une journée de taf un peu plus hébétée que la moyenne, sans plus.
Ladite journée enfin finie, je montai dans ce train qui filerait vers mes côtes armoréennes bien aimées, où m'attendait mon petit garçon.
Nous étions au cœur d'un juillet doré, alanguissant Paris d'un éclat d'or. Libre de mouvements puisque rendue à ma liberté pour cause d’enfant gardé en province, j'en profitais sans états d'âme sachant ma prolongation :
- bichonnée par ses grands-parents,
- au bord de la mer,
- nourrie de crêpes,
- submergée d'amour.
...ce qui ne supporte pas la comparaison avec un centre de loisirs nécessitant de le faire lever tôt, de se rendre au sein des murs de l'école où des animateurs, si compétents soient-ils, parviendraient à grand peine à faire oublier à des gamins bien moins chanceux que le mien que leurs vacances n'en étaient pas tout-à fait.
J’œuvrais professionnellement en plein centre de la capitale, et gagner la gare Montparnasse, bien connue de tous les celtiques ou assimilé, était un jeu d’enfant.
Impatiente de revoir ma boule brune après deux bonnes semaines, le devinant doré sur tranche et claquant dans sa peau, ce fut donc dans cet état de fatigue euphorisée que je m’engouffrai dans le compartiment, consciente d'être encore sanglée dans mes habits-travail, le sac ayant passé la journée au vestiaire pour cause de train à ne surtout pas rater. Jupe crayon-talon haut, corsage blanc léger.
Ces détails sont d'une importance réelle.
Enfin, pour moi.
Je m'assis avec un soupir dans le siège près de la vitre, sentis que quelqu'un s'installait en face à ma parfaite indifférence, tant ma hâte à revoir mon petit bonhomme me rendait aveugle et sourde à tout ce qui n'était pas le départ de ce foutu train.
Lorsqu'enfin il démarra, je consentis à lorgner d'un oeil morne le bipède d'en face.
Et faillis littéralement crier.
Jeune. Beau à tomber, classieux dans un costume soigneusement-sport-savamment froissé-mais-pas-trop, la barbe naissante exprès pour l'ombre magnifique sur son visage Caravagien, l'œil azur posé sur un journal, la lumière jouant exactement sur sa pupille comme pour servir encore mieux Son Apparition...
Une pub sur pied.
Mais quand on les voit en vrai, ça fait un truc, quand même. La beauté en magazine, relève de l’urticant ; alors on s'abrite derrière les photos trafiquées, le maquillage, gnigni.
Dans la réalité, la beauté brute a quelque chose d'insultant.
Il suffisait de croiser les regards aussi lourds que furtifs lancés par d'autres usagers mâles, au charme moins affirmé - la bedaine tendant le tee-shirt et pour quelques uns, une transparence mal vécue sur le plan capillaire- ils n’en constituaient pas moins des spécimens attachants. Mais il eût fallu du temps pour en apprécier les contours. Et le vouloir.
Quand l’évidence de cet homme sautait à la gueule de tout le wagon...
Ma vie remplie à l'époque me fit exclure sans effort de tenter quoique ce fût. Et quand bien même j'eusse été disponible, cette timidité qui était mienne...
Mais le visage et la grâce me fascinaient. Afin de n'en rien montrer, je me jetai dans la lecture .
Je me souviens du livre : Belle du seigneur.
Alors, il se passa quelque chose de terrible.
Bercée par le chant du ballast, terrassée par le manque de sommeil, la journée rude, que sais-je encore, je m'endormis.
Un seul avantage : le temps passa vite et mon trépignement dû au manque maternel en fut calmé.
A mon réveil, je compris.
Oh, la joie aurait du me submerger : nous étions parvenus à Laval, j'avais survolé deux stations dans mon sommeil. Les retrouvailles se rapprochaient.
Mais...
...Le mal de gorge.
Ce putain de feu aux amygdales, bien trop reconnaissable et qui criait à mes tympans tétanisés : "Tu as ronflé à mort."
Eh oui. Ma chance, d'habitude, c'est que l'homme de ma vie s'endormait en un millionième de seconde, sitôt le contact avec l'oreiller. Cela lui évitait ce pénible constat qu'il roupillait avec un diésel marin.
Le col du corsage, ensuite.
Pas humide, ni mouillé.
Trempé grave, comme disent nos djeunes.
J'avais bavé. Si si. Et qu'on ne me parle pas de filet.
A ce degré de détrempe, c'était tout le cabas...
La-figure-de-mode-en-vrai ajoutait à sa lumière intérieure une qualité que je pressentis immédiatement : au regard que je surpris, à la fois désolé et un peu confus, je perçus qu'en plus il était gentil.
Je me suis redressée, j'ai chaussé mes lunettes, pris mon livre, l'ai reposé, fait celle qui va se dégourdir les jambes en longeant l'allée centrale d'une allure que j'aurais adoré féline sur mes talons aiguilles qui en l'occurrence ne surélevaient rien d'autre qu'une inexprimable honte; mais au moins m'accrochai-je ainsi, avec ce pauvre moyen fluet et dérisoirement femelle, à un triste lambeau de dignité. Le jeune homme est descendu à Lamballe, ça ne s'invente pas. J'ai retrouvé mon petit garçon un peu plus tard, dans la joie.
Par contre, j'ai attendu un certain temps avant de remonter dans un train.