Cette partie peut s'appeler "la guerre est déclarée". C'est ainsi qu'elle commence.
Emotion rétrospective ? Distraction ? -Rien d'étonnant, tu faisais partie des artistes lunaires, toujours cherchant ta pipe, ta casquette, tes gants...- mais à la date 3 septembre 1942, il faut évidemment lire 3 septembre 1939.
Ta peur est là, vibrante, palpable. Et comment en serait-il autrement ? Ton ennui, ton peu de goût pour la vie de soldat, la collectivité. Et puis ton regard aigu, cet œil qui "chope " le détail et le rend en deux mots, dans la description. L'humour aussi, la distance. Ton élégance du coeur, du style, de l'être. Il est troublant ici, pour ta fille "accidentelle", de vivre en te lisant deux sensations pour une : te découvrir en te reconnaissant. Quand même.
------------------
La guerre est déclarée. Que nous réserve l'avenir ?
J'essaie de l'imaginer d'après les souvenirs des anciens. Le progrès aidant j'ai l'impression qu'il sera plutôt noir. Je me vois parfois réduit à l'état de ces brochettes de mouton qu'avec Redig nous dégustions aux alentours de Bou'sBir, pendant notre active. (1)
Tout est calme pourtant en en attendant les événements nous menons la vie de garnison. Toujours garde-mites je surveille étroitement le fourgon d'habillement en distribuant parcimonieusement ce que les resquilleurs ne barbotent pas... Intéressante fonction. Je cumule le recensement des cordes à fourrages, étrilles et autres fanfreluches avec la décoration des voitures de la c° (un petit poucet casqué, avec une lance, dans une roue dentée)
Je peins aussi les noms de de M.M. les officiers sur leurs cantines. Le capitaine et le lieutenant sont mes premiers clients. (2)
On s'ennuie ferme. Distractions : promenade de chevaux, et pendant les loisirs, boire un pot de mauvaise bière à l'Estaminet d'à côté.
L'Estaminet : le soir c'est plein comme un œuf de types plus ou moins noirs qui tournent autour d'Yvonne... La mienne, brune aux yeux noirs est à 500 kms (3) Celle ci, rousse aux yeux bleus, laiteuse et romantique est la seule note poétique du coin. Douce et accueillante, elle est l'antipode des couturières de l'autre bout de la rue, qui accueillent aussi, mais de façon différente (celles ci sont plutôt spécialisées dans le sous-officier, voire l'officier, et ont une réputation solide de large philanthropie.
La promenade digestive du soir consiste à remonter notre bureau de trèfle et revenir, via l'église jusqu'à notre garage-chambre à coucher. Après la causette rituelle avec les couturières, Brançon (très fleur de pois mais navrant) et moi laissons Redig, Redon et Rinbschenbach (sacré bougre) regagner leurs écurie d'état major, pour aller prendre un dernier pot chez Yvonne.
Le bistrot est bourré. Un papier violet autour de l'ampoule comprime une lueur enfumée. Petit à petit on distingue des amas verdâtres de buveurs, les coudes sur les tables...Une tache bleue ondulante, un éclair roux: Yvonne se fraye un passage au milieu des clients, esquivant çà et là un pelotage hasardeux.
Des accents du terroir crèvent la fumée et se cognent aux murs. Le Breton dans le brouillard fumeux, va rouler sur la carte de l'Aisne qui lui répond en chantant par le truchement de la mère d'Yvonne. Le Vendéen, qui parle de lui à la troisième personne, s'émaille de Noms de Dieu qui claquent sur les chopines de rouge. A tour de deux verres de blanc ricochent l'Argot, le sabir et l'Italien : c'est Fastien qui discute avec Comott', évoquant leurs souvenirs du Maroc.
Mais là-bas dans la nuit s'envolent des canards cuivrés. C'est ce grand carillon de trompette (le trompette monté qui a peur des chevaux) qui sonne l'appel... ET chacun s'en va faire son trou dans la paille.
(1) Mon père avait fait son "active" (service militaire) au Maroc.
(2) Tout jeune, en entrant dans son métier de dessinateur, il avait reçu une formation de "peintre en lettres", qui lui a visiblement servi ici...
(3) L'Yvonne brune aux yeux noirs, laissée à 500 kms est ma mère, restée en saône et Loire, à Marcigny, avec mon frère ans à cette époque, et ma soeur alors âgée d'un mois.