Tu viens de quitter l'hospice de Guise, laissant derrière toi un motard intransportable... Je ne redirai plus ici combien il est émouvant pour moi de poser mes pas dans les tiens. Ta jeunesse d'homme déjà mari et père aurait du se passer autrement. Inconnu que je devine, tu te ressembles déjà, dans ce qui va suivre, par la tendresse de ton œil d'artiste sur les femmes, les hommes, l'enfance restée intacte parce qu'une chemise de cow-boy...Je n'en dis pas plus. Mais toi qui as dessiné tant de westerns,... Et ton enfance, la vraie, en indochine, qui se repointe comme un appel... Non, décidément, je ne crois pas au hasard.
Illustration: un de tes dessins de stalag
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Le 16 novembre au matin nous le laissons (Le motard, cf. Volet précédent) avec ses jambes écartées dans ses gouttières, son poids de neuf kilos tirant sur son tibia gauche, sa main bandée et son bon sourire de paysan résigné.
On nous enfourne dans une micheline, une moitié assise, une moitié couchée, et nous nous retrouvons le soir aux environs de Compiègne à l’hôpital de Royallieu.
C’est une ancienne caserne d’aérostiers, paraît-il. Des baraques en quantité, mais c’est tout de même plus gai que l’ancienne crèmerie. Nombreux personnel mixte. Infirmières charmantes, ce qui ne gâte rien, et au babil moins strict que les sœurs de l’Hospice. Infirmiers débrouillards et sympathiques (du moins en ce qui concerne notre section ) et plus agréable que les (… blanc) …de l’ancienne maison.
A l’arrivée on m’a canalisé sur la section chirurgie. Je passe par les mains expertes de Mademoiselle Pitissier, qui refait mon pansement et troque ma chemise sale contre une autre, magnifique, genre cow-boy (je ne suis pas peu fier), et j’atterris dans une chambrée où s’alignent des lits mécaniques qui vous ont un petit air de pergolas on ne peut plus euphorique.
Hasard délicat, cette chambre, autrefois occupée par des locataires annamites est orné de dragons polychromes qui ont bercé mon enfance.
On me passe à la Radio. Tout va bien, juste un petit quelque chose dans le coude mais on ne me dit pas quoi, ce qui me rassure tout de suite.
L’attraction quotidienne, c’est la visite. Le Major traîne dans son sillage doctoral une foule de satellites qui s’agglutinent autour des cas intéressants. J’en suis un – à cause de mon alliance coincée dans mon médius-saucisson. Le docteur me l’extirpe avec une petite ficelle et une grande habileté, assisté de Madame de la Rochefoucauld. C’est une charmante jeune femme qui parmi les satellites est un petit soleil qui en entraîne d’autres, de sexe opposé.
J’ai aussi un hématome fort joli par son ampleur ; ça tourne maintenant au rouge brun.
Le clou de la visite c’est l’examen du « ch’timi » qui a une « gambe » plus courre que l’autre, de naissance, et qu’on pose sur un gros bouquin pour retrouver la verticale.
Après l’avoir assommé de termes anatomiques qui ne laissent pas de l’inquiéter un tantinet, la séance se termine par un « à revoir » noté par une indifférente script-girl, qui replonge le gars dans une nouvelle expectative perplexe sur le sort qui l’attend.
L’autre événement, c’est la séance de massage du Joyeux d’en face. Il éprouve un plaisir chaque jour renouvelé à se faire peloter la jambe jusqu’au point crucial, dirait Paris-Soir, par une masseuse accorte, qui tout en pratiquant son art admire les tatouages dont il est couvert.
Parfois, notre infirmier nous improvise un petit concert d’harmonica, couronnant d’une note artistique ses dons de parisien débrouillard. C’est un bon pote, jovial et réconfortant.
Au bout de cinq jours plutôt longuets, je reçois enfin le courrier qui m’a dépisté à travers un compliqué réseau de secteurs postaux allant du 135 au 8106 via l’Hospice de Guise. Cinq jours pendant lesquels j’ai revécu les premiers jours de Septembre où l’on guettait le vaguemestre qui n’avait jamais rien, que quelques pauvres lettres pour d’autres. .. L’arrivée de Granger, cachant sous sa faconde de camelot son dépit de n’avoir rien à donner, rassemblait tous les jours un essaim de gars dont l’espoir vite déçu se traduisait par des soliloques émaillés de jurons rageurs…Un jour, tout de même une première enveloppe arriva…Déchirée fiévreusement, elle apportait des encouragements inquiets et un réconfort tardif et usé qui faisait attendre la suivante avec plus d’impatience encore…