Les pérégrinations hasardeuses continuent, d'où l'on sent ton agacement devant le vaste foutoir initié par l'imbécillité de l'armée. Compères de crayons connus dans ces remous, pique-nique à plat ventre et chevaux-espions, rien ne t'est épargné, pas même de drôles de réjouissances artificières... Et tout ça ne t'empêche pas de trouver belles les étoiles au dessus de ta tête. Tu ne changeras jamais, hein ? Faut toujours voir la beauté d'abord.
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Nous arrivons tous les trois à Pierrefonds où j’ouvre une nouvelle enquête auprès des autorités compétentes (qu’on dit). On nous attend paraît-il à Roy St Nicolas. Or à Roy St Nicolas on ne nous attend pas du tout. Nous nous en apercevons heureusement avant d’y arriver, évitant ainsi quelques kms inutiles.
De retour à notre point de départ nous sommes hébergés par une épicière qui nous prête une chambre et nous fait à dîner. Décidément les dieux sont avec nous.
19 mai Brutal réveil à la torpille. A tout hasard on met son casque, en s’habillant hâtivement. On a l’impression que la maison entière s’ébroue comme un chien qui sort de l’eau.
A huit heures nous sommes dehors, l’alerte est passée. Nouveau poireau au bureau de la Place, nouveau renseignement, nouveau départ. Direction : Saint-Jean-aux-bois.
Nous progressons dans un magnifique décor de sous-bois, accompagnés au lointain, côté jardin, par un bruit intermittent de bombardement, jusqu’à un carrefour où quelques gradés rassemblent les piétons en vue d’un ravitaillement en vivres.
J’ai ainsi la satisfaction de tâter à nouveau de ce bon vieux singe de l’armée, outre celle de faire la connaissance de deux illustres compères dont je n’avais apprécié que les productions : Chancel et Frick. En somme on se retrouve toujours entre dessineux. Après Cerruti que j’avais retrouvé aux environs de Maubert, j’ai fait à Vervins la connaissance de Perot l’affichiste pour retomber ici sur deux humoristes distingués. On se sent ainsi moins seul.
L’ennui c’est que le plaisir de ce casse-croûte entre gens du même bord est troublé fréquemment par la chute des crottes détonantes que d’invisibles oiseaux lâchent autour de nous. On mange à plat ventre…
Départ encore : toujours sous bois, nous trouvons bientôt une antique carriole accompagnée de biffins traînant la patte. Sur le siège trône un hussard en qui je reconnais un de mes clients de Vervins. Il a récupéré une vieille jument parmi les pensionnaires de son infirmerie vétérinaire et le hasard aidant, lui a adjoint ce véhicule, bourré de bagages de ses camarades auxquels nous nous joignons…
Verberie. A peine y arrivons nous que les bombardiers allemands font une fois de plus leur apparition. La carriole planquée sous les arbres, nous plongeons dans un chemin creux un peu plus loin. Les torpilles miaulent, sifflent et crachent. Une pluie d’éclaboussures mitraille un toit tout proche. Mais le calme revient. Ils s’en vont, et nous aussi, après avoir bu un coup dans un bistro miraculeusement ouvert.
Le soir, sur la route, nous décidons de faire la reconnaissance d’un pré qui nous semble propre à abriter sous les pommiers notre troupe fatiguée, lorsque j’aperçois venant vers nous un cavalier à lunettes et sans cheval flanqué de trois fantassins poussiéreux. Ma parole, c’est Lhoste-Clos, Fenin, Goudeaud, et (oh miracle ! ) Lartigue. Lartigue, vivante illustration du Délabrement hagard et désespéré.
Ainsi mes copains de la 46 viennent grossir notre « club des paumés » et partager avec nous notre infortune et nos maigres provisions. Après quoi nous préparons notre coucher. Les uns vont dans une ferme voisine quérir de la paille, les autres marquent leur place avec leur bagage, pendant que le hussard récompense sa jument en mettant à sa disposition l’herbe du pré.
Nous sommes tous allongés côte à côte, à l’abri dans un bosquet en bordure d’un champ. D’un côté les civils, que ces frondaisons ont aussi attirés ; de l’autre nous, les militaires, sagement couchés comme les frères du petit Poucet.
Les étoiles sont belles, qui veillent derrière les feuilles. Du côté du couchant une fumée noire bouche l’horizon, auréolée d’un rouge d’incendie.
Du côté des civils, une femme s’agite, elle a peur. Quelqu’un remue derrière la haie : un espion ou un parachutiste. Mousqueton au poing je pars sur le sentier de la guerre et découvre un cheval blanc broutant paisiblement des pousses.
Maintenant, je peux me coucher avec la satisfaction du devoir accompli.