Tu voyages en autobus dans des conditions surréalistes, bien que trop réelles. Dans ton périple soldatesque, les larmes des femmes te touchent, la stupidité, l'inhumanité, la discourtoisie des hommes, de certains hommes, t'indisposent... Je continue ce saut dans le temps par enjambement, comme un écho d'étoile morte depuis longtemps mais chacun sait que leur lumière nous parvient bien après leur silence.
Mes pas sont là, dans ta saison d'homme séparé des tiens, dans cet écho qui sous mes yeux perdure, dans ces moments étranges, drôlatiques, douloureux.
A toi de dire.
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En plat on doit avant que de partir supputer à l’avance la fréquence des points d’eau et procéder par petits bons. Toutefois nous ne céderions que pour beaucoup notre place de plateforme malgré la lenteur du voyage qui se transforme en une sorte de promenade poursuite avec les piétons civils que nous avons retrouvés avant notre arrivée à Soissons.
A noter : en chemin nous avons croisé, dans le bois, une caravane de chars lourds qui « remontaient » de toute la puissance de leurs chenilles.
16h30 : Soissons. Une salade formidable de piétons et de véhicules. Autour de la mairie une foule compacte de civils harassés qui cherchent leur route. Nous nous frayons un chemin à travers ce magma pour aller au Bureau de la Place demander le nôtre.
A peine allons-nous franchir le poste de garde qu’une alerte est donnée. C’est-à-dire qu’on s’aperçoit de l’alerte une fois les avions au-dessus de nos têtes. Et cette fois ce n’est pas une promenade de reconnaissance. Ça miaule et ça éclate pas loin de nous, concert tonnant accompagné par les triolets de feu de la D.C.A. Après quoi s’amènent en trombe les chasseurs, comme les pompiers de Nanterre.
A la Place on ne sait pas où est la 9ème armée. On nous dirige à tout hasard sur Villers-Cotterêts.
Nous tentons avant de partir de trouver quelques victuailles. Car le beefsteack de notre conducteur s’est avéré très fallacieux et notre estomac, depuis la veille, nous laisse une certaine impression de vide. Mais plus facile serait de trouver un furoncle sur un œuf à la coque. Tout est bouclé, tout le monde déménage. Une femme en pleurs, sur le pas de sa porte, flétrit les services municipaux qui n’ont pas permis l’évacuation et ont eux-mêmes évacué.
Nous nous asseyons sur un banc, plutôt consternés. On peut toujours se reposer avant de repartir. Nous évoquons en bavardant l’incident dont nous avons été témoins au bureau militaire : une sanitaire mystérieuse d’où on a tiré un jeune lieutenant, torse nu, pieds nus, les mains liées derrière le dos, dangereux espion, paraît-il. .. Ce sera une belle pâture pour les bâtisseurs de bobards et les amateurs de scandales…
Mon étoile protectrice est toujours là. Elle a attiré dans son bénéfique rayonnement un convoi d’Artillerie qui va s’arrêter juste au coin de la rue, en direction de Villers-Cotterêts. Je me précipite vers le premier camion. Un lieutenant assis à côté du chauffeur m’accueille aimablement par un « qu’est-ce que vous venez nous faire chier, foutez moi le camp… » qui n’admet pas de réplique.
La discipline étant la force principale etc…je me dirige vers le second camion. Au lieu de nous adresser au chauffeur, nous nous adressons aux usagers qui nous prennent en charge.
Nous sommes tombés sur de joyeux compagnons dont la caractéristique semble être une horreur très nette de laisser tomber des objets qui pourraient être utilisés par d’autres. C’est pourquoi nous faisons le voyage au Champagne et au Bourgogne, en alternant la dégustation de liquides par de fréquents ravitaillements en biscottes, dont ce camion-atelier semble être plus fournis que d’outils.
A huit heures, nous arrivons à Villers-Cotterêts. On nous y dit que nous devons aller à Compiègne. On repart donc et avec d’autant plus de joie que Villers est arrosée paraît-il depuis deux jours.
A minuit, le convoi est stoppé dans une agglomération. Une nuit d’encre. Nous sommes paraît-il à Pierrefonds. Nous laissons passer un autre convoi, interminable, avant de repartir. Au moment où nous nous mettons en route, des cris partent devant nous : ‘Au secours, alerte, à l’aide » et je ne sais pas trop quoi qui vrillent l’ombre où s’agitent des ombres folles.
Je prends au hasard un fusil dans le fatras du camion et m’élance sur le lieu du crime. Nouveau Sherlock Holmes suivi de près par mon fidèle Watson-Balduzzi nous tentons de démêler la vérité des rapports de nombreux témoins dont aucun n’est oculaire.
Il ressort de tout cela que le malheureux gringalet qui se débat en ce moment au milieu des mobiles qui enquêtent a été attaqué à son entrée par des quidams qui l’ont brutalement cuisiné. Il semble profondément remué par son incursion fortuite dans ce repaire d’espions. Secoué d’un tremblement convulsif il embrouille tellement ses explications que je ne suis pas loin de croire que le soupçon se posera sur lui. Cependant un excité veut tirer dans une fenêtre où il a vu de la lumière. On l’en empêche à grand peine ; à tirer de tout ça. D’ailleurs, ce n’est pas notre boulot.
Je reprends mon inconfortable place sur l’établi qui m’a servi de siège pendant le voyage, l’omoplate calée par un étau, et on démarre…