La légèreté, le regard parfois tendre et amusé, se désabusent doucement à mesure d’une avancée pénible. L’angoisse gagne, mais toujours, ces raccourcis dans l’expression, ces trouvailles de mots, tes jolies tournures. Même dans la peur, on est un monsieur ou on ne l’est pas. Toi, bien sûr, tu l’es.
Cependant « ils » reviennent, et nous sommes enveloppés tout d’un coup d’un fracas de moteurs, d’obus, de mitraille et de torpille, que nous ouïssons pieusement face contre terre. Ce n’est pas encore pour nous. Les noirs oiseaux passent suivis par une DCA rajeunie, mais impuissante.
Mes guerriers en colonne par trois, je vais me mettre à la disposition d’un lieutenant dont le Capitaine ci-dessus m’a indiqué le gisement à deux kms de Lyons-la-Forêt.
Les choses commencent à se gâter, on dirait. Des convois se forment, de civils évacuant ; une sorte de fièvre bout doucement, se propageant de place en place. Ça recommence comme à Vervins.
Dépassée la ville un petit pont enjambe un ruisseau qui ce matin m’a servi de baignoire. Un sapeur est en train de le miner.
Après un carrefour, derrière une haie, je trouve le G.R. que commande le lieutenant en question. Un aimable Maréchal des Logis, le mousqueton à l’épaule me conduit auprès de lui. Grand et mince, il a l’air, hâlé sous son casque au frontal de cuir, d’un centurion sans plumet.
Nous faisons ensemble le tour du « propriétaire ». Sous les pommiers, les motos et les side dorment de tous leurs chevaux vapeur. Protégeant le cantonnement deux ou trois bouts de tranchées, que nous n’aurons pas besoin de creuser, me dit-il, puisqu’elles sont fort bien placées pour défendre le petit chemin qui est en face. Par contre il nous faudra en faire une, sur la gauche, protégeant la route. Ne pas s’occuper de la droite : il y a un étang, les tanks n’y viendront pas. J’affecte un petit air serein et détaché très en harmonie avec l’assurance de mon hôte, non sans évaluer in petto, avec un peu d’angoisse, l’ardeur militaire de mes hommes d’armes…
Mon nouveau patron me laisse aux mains de son M.D.L. avec qui je distribue le travail et établis un tour de garde pour la nuit. C’est un vendéen tranquille et calme. Des yeux bleus abrités sous des sourcils rectilignes, un sourire fugace un tantinet ironique et plein de sous-entendu. Son G.R. a fait la hollande où il a laissé des copains, bombardés sur un terrain plat comme la main où ils n’avaient plus qu’à attendre la mort. Aussi les évènements de la nuit qui vient l’émeuvent peu.
Le canon tonne au loin, des avions ronronnent quelque part dans le ciel où des étoiles s’allument. Sur la route des chariots passent devant la gueule du canon anti-char avec lequel nous devrons croiser nos feux.
Notre nuit de garde commence, que je passerai à circuler d’une sentinelle à l’autre, ma confiance en mes hommes étant plutôt étroite…