Situation : années quatre-vingt, tout début. Je suis la mère comblée d’un second petit garçon, âgé de trois ans et quelques, quand son aîné atteint ses neuf en force et en douceur. Comme je l’ai dit ailleurs, les deux ne sont pas nés de la même union. On s’en fout, mais il me faut le mentionner pour ce qui va suivre.
Comme un bonheur n’arrive jamais seul, outre mes deux merveilles mâles, j’en ai une troisième à la maison, à savoir le père du petit dernier. Avec lequel, contrairement en son temps au père du grand je vis dans le péché et dans la joie. Pas la moindre velléité de passer à la mairie pour s’épousailler l’un l’autre, on est très bien comme ça merci.
Bref, je navigue dans la joyeuse harmonie d’un foyer reconstitué qui roule. Ce que l’administration française traduit sous forme paperassière d’une logique imparable : je me trouve titulaire de DEUX livrets de famille.
Jusque-là, rien que de très ordinaire au fond. Je trouve bien normal d’apparaître sur l’un née Duchmol épouse Machin divorcée le tant mon premier enfant figurant en bonne et due place comme unique fruit d’un beau moment, ce serait à refaire je le referais mais là n’est pas le propos.
Tout comme de voir sur le second mon nom avec celui de l’autre monsieur, ainsi que le résultat d’un après-midi de langueur sous forme de ses deux prénoms suivis du patronyme. La traçabilité familiale et le souci d’exactitude sont les mamelles de notre bel État-Civil.
Pourtant...
Ce qui me hérissait le poil contestataire à l’époque, (et ce poil-là a toujours été chez moi hérissable au moindre coup de vent), c’est que tenez-vous bien, on est dans les années quatre-vingt, hein, pas au siècle de Louis XIV, eh bien or donc les deux livrets ne sont pas de la même couleur.
L’un, le livret de femme mariée –certes divorcée plus tard, mais mariée- est d’un ivoire profond, avec lettres rouges que c’est tellement classe qu’on se croirait chez Gallimard. C’est beau, élégant, noble, sobre et bien comme il faut.
L’autre, de mêmes dimensions, est du même ivoire à peine moins flambant, avec lettres... d’un vert dégueu. Parce que l’autre est un livret de famille de concubins, vous comprenez. Du coup, moins sobre noble etc...
En clair, il y a le nom des parents et celui du petit bâtard.
On en rigolait, avec le papa, parce qu’alors, l’illégitime comptait pour une part entière aux yeux de l’administration fiscale. Autrement dit, les parents vautrés dans l’union libre payaient moins d’impôts. Quand un gamin bêtement né de parents mariés voyait sa banale légitimité récompensée d’une demi-part, seulement.
Les enfants légitimes mangent moins, sans doute. Je n’ose pas croire que c’est le poids de l’ennui.
Vint un jour où dans l’hôpital que je ne présente plus, lieu de mon domicile et de ma profession, je discutai à bâtons rompus avec une assistante sociale. Elle me demande des nouvelles du petit dernier, on en vient à parler de ces aberrations de livret différencié, on cause autour d’un thé, on sort de réunion, bref on se détend dans mon douillet bureau. Comment la chose est-elle arrivée sur le tapis je n’en ai aucun souvenir (l’objet de la conversation a aujourd’hui trente-six ans, il y a prescription). Toujours est-il que mon vis-à-vis me demande avec un naturel parfait si j’ai reconnu mon fils.
Je lui réponds qu’à la maternité il avait un bracelet d’identité comme tous les nouveau-nés, ce qui provoque son hilarité. Puis elle me répète la question, en précisant pour la grande distraite à qui elle sait avoir affaire, si je l’ai reconnu à la mairie. Je suis surprise : le père comblé s’était acquitté de la formalité dans les heures qui suivaient la naissance. J’avais certes un livret vert lavasse de dépravée, mais mon petit garçon portait le nom de son papa. Pourquoi aurais-je eu besoin de...
-Vous n’êtes pas mariés, me répond-elle en femme habituée à faire du karting dans les méandres humano-administratifs. « S’il part avec ton fils sous le bras, tu n’as aucun recours. La plupart des femmes vivant maritalement s’acquittent de ça durant leur grossesse. »
Ah bon ? Cette nécessité connue apparemment de toutes les concubines de l’univers sauf moi m’était passée au-dessus. Ce soir-là, après discussion avec le papa mort de rire s’imaginant partir en catimini dans une cavale nocturne avec son rejeton sournoisement enveloppé dans des couvertures, nous décidâmes que je me rendrais quand même vite fait reconnaître cet enfant, pour notre tranquillité administrative, des fois que pour les allocs, ou autres... Le tout entre deux hoquets de rigolade, parce que l’idée de moi, sa mère, reconnaissant mon fils à la mairie d’Ivry sur Seine avait un je ne sais quoi de gouleyant. Je l’avais allaité plusieurs mois, et j’allais le reconnaître à un guichet... C’est beau, l’administration.
Quelques jours plus tard, me voici patientant donc au guichet de l’État-Civil. Deux dames, avant moi : je me félicite de la perspective, pas à attendre des heures, youkaïdi, et n’ayant rien d‘autre à faire qu’écouter à l’absence de porte, je comprends que la première vient reconnaître son enfant. Cela me fait sourire, elle aussi a dans son sac le fameux livret vert cagasse. J’ai un discret élan de solidarité, elle est mère d’un garçon âgé d’une semaine, elle est toute charmante, toute jeune, le ventre encore moumou sous la tunique, et les yeux battus. Je me dis que comme nous toutes elle a cessé de dormir depuis en gros 170 heures, bref, j’ai un sourire d’attendrissement. Puis c’est au tour de la seconde, dont je réalise qu’elle est enceinte jusqu’aux narines. Et elle vient...reconnaître l’enfant à venir, dont elle sait déjà le sexe, c’est pour bientôt, et donc l’assistante sociale d’hier avait raison, bon courage bon accouchement bonjour madame.
Je mets un temps à réaliser ; c’est à moi que la préposée s’adresse. Je lui dis d’un ton badin que je viens reconnaître etc...
La belle assurance s’est effondrée quand elle m’a demandé avec un sourire sucré : « Quel âge a votre bébé ? »
Mon bébé était déjà à la maternelle depuis un bail.
J’ai dit :
- trois ans et demi.
Elle m’a fait répéter deux fois.
Paraît que je ne parlais pas assez fort.
P.S. Le législateur, toujours vif d’esprit, a mis tout le monde en rang depuis belle lurette : les enfants nés d’union libres ne comptent plus que pour une demi-part. Tellement de gens ne se marient plus qu’il y avait manque à gagner. Quelles mœurs.