Nocturne.
Parfois, il s'agit de musique.
Mais pas n'importe laquelle: celle qui te sortait des doigts, même noueux et un peu déformés par l'âge.
Si peu.
Je te revois, bien droite, tes cheveux blancs-gris que tu n'avais jamais colorés parce que tu trouvais ça joli.
Longtemps, une seule mèche blanche est partie fièrement du front, et zébrait avec insolence des cheveux très bruns, mais pas aussi noirs que tes yeux.
Et puis petit à petit le blanc a gagné, gagné...
Mais les mains... toujours vives, agiles. Et les doigts remplis à ras-bord, blindés d'âme et de mémoire: pas de doutes, c'est les tripes qui vibraient dedans. J'en sais quelque chose: petite, ton piano, c'était ma maison.
Sous les pianos, du moins sous certains d'entre eux, il y a un pied fait comme une lyre dont les cordes seraient des tubes de métal... Je faisais semblant de gratter ces cordes dures, gavée de notes qui t'appartenaient.
J'en prenais plein les oreilles, depuis ma cabane mystérieuse, vaste cour de récré où Mozart venait jouer, et Bach, et Schumann.
Et Chopin.
Nocturne.
Je me souviens que je sortais quand j'en avais assez de t'entendre répéter quinze fois, vingt fois, le même passage qui ne te satisfaisait pas.
Je te revois, âgée, ce léger redressement de tout le corps, ce regard de quinze ans, bref, circulaire, malicieux, le menton vers le haut, à la fin d'un morceau où tu avais retourné tout le monde comme une crêpe.
Cette façon muette et parlante, ce vibrant silence où tu nous disais : « je vous ai bien eus ».
Tu nous as laissé plus que ton visage, mieux que ta voix : ta musique.
Jamais tu n'as triché avec elle.
Nocturne.
Le N° 19, de Chopin.
Ça sonne comme un parfum :
- Que portez-vous la nuit, J. P... ?
- Nocturne N° 19, de Chopin...
Ses notes coulent dans mes veines au-delà de leur résonance.
Il est lent, douloureux, porte quand même ton rire, celui-là qui faisait péter les murs... (Joie de la génétique : ça, tu me l'as légué aussi...)
Il dit l'indicible. Dessine le manque de toi qui n'est plus une croix, depuis le temps.
Plutôt un allié.
Il te porte toi, et c'est apaisant l'idée que tu es là, juste derrière, puisque ces notes coulent de tes doigts dont tu te moquais en disant qu'ils ne te permettaient pas de jouer Gershwin, et que c'était un regret.
La montée, la façon dont tes doigts frappent, avec une intensité telle qu'on ne peut que se laisser voguer sur cette rivière grosse d'infinis. Oui, au pluriel, car chacun, à chaque écoute, y apporte le sien.
C'est une musique de paume offerte, d'âme qui s'ouvre à éclater, une musique de ciel noir enflé d'étoiles cassant les ténèbres, couronnant des collines, souriant au ciel d'hiver. Une musique où règne la paix des cloîtres au-delà de la douleur.
Une musique qui parle de vie, même à la mort. Surtout à elle, d'ailleurs.
Ce numéro dix-neuf m'aide à dire que tu m'as manqué bien des fois; mais sans larmes, puisque tu bats, là, en ballerine espiègle qui danse avec ses doigts sur les fils tendus d'une partition. Au point qu'avec une immense candeur, s'il nous arrive de l'entendre jouer par quelqu'un d'autre, ni ton autre fille, ni moi ne comprenons très bien comment il se fait que les pianistes de tout poil osent jouer cela. Alors que tu n'es plus là ? Quelle arrogance.
Marre-toi... Mais c'est vrai.
Ah propos, comment il va Chopin ?
Je te laisse à tes gammes célestes, je ne veux pas vous déranger.
J'espère juste qu'ils ont prévu un piano, là où tu es. Pour que tu puisses taper le bœuf avec Frédéric, Jean-Sébastien, Wolgang, et Frantz, et tant d'autres.
Mais pas Gershwin. Sinon, ce serait de la triche.