En dépit de perspectives dénuées du moindre intérêt, je partis ce matin-là d’excellente humeur au travail.
Il importe ici, comme souvent dans les hontes Ivriennes, de rappeler certaines configurations de lieux : j’occupais à l’hôpital un appartement sis dans un petit immeuble de quatre étages. *
Pour gagner l’antre dans laquelle j’essayais avec un allant modéré mais louable de faire un travail un utile, il me fallait traverser l’avenue Ivryenne de la République, qui séparait les deux bâtiments hospitaliers : l’ancien (celui où je sévissais), le « nouveau », (celui où j’habitais à l’époque).
En sortant de la cour de mon immeuble, je me postai comme chaque matin d’activité professionnelle à côté du feu tricolore, attendant qu’il passe au rouge dans une respectueuse immobilité. Ce que le susdit ne faisait pas sans jaser : c’était un feu courtois, prévu aussi pour les mal/non/voyants, lesquels se voyaient gratifiés d’un hurlant ATTENDEZ, PIÉTONS !‼ pour ensuite se faire vriller les esgourdes d’un impérial PIÉTONS, TRAVERSEZ ‼!
On ne poireautait guère plus que quelques minutes entre deux ; je les mis à profit pour regarder machinalement qui entrait par la Porte Principale de l’Hôpital, celle au-dessus de laquelle il y avait le drapeau, Honneur et Patrie ♪♫♪♫. J’avisai tout-à-coup, arrivant de côté, un collègue familier qui prenait la même direction, dans tous les sens du terme : celle du travail et celle dite des Ressources Humaines, comme c’était beau. Reconnaissable entre mille, ce dos, toujours vêtu d’un blouson de cuir mou, ce cou engoncé dans une écharpe qui en faisait trois fois le tour, ces cheveux drus mi- longs et cette nonchalance, ne pouvaient appartenir qu’à un certain JP. B… avec qui mes échanges étaient plutôt cordiaux, bien que nous oeuvrassions en des lieux différents. Aussi, dès que le feu beugla son injonction, j’obtempérai en accélérant le pas, pour me trouver, sous le grand sas d’entrée du vénérable établissement, et à peu près au niveau d’une plaque rappelant les morts glorieux du site, juste derrière le dos en question à qui j’adressai un claironnant :
« Alors, on dit pas bonjour ? »
... suivi d’une tape familière sur l’épaule, enfin, le bas de l’épaule parce que le copain était plutôt grand.
Il se retourna d’un mouvement gracieux, pour offrir à ma vue… un visage totalement inconnu barré d’un sourire d’une oreille à l’autre. Mon collègue n’était pas lui, ce qui ruinait tous mes repères, mettez-vous à ma place.
En une seconde, je mesurai l’étendue de ma détresse, car le type, après un jovial : « Maaaais je ne demande qu’à dire bonjour ! » ne voulut plus me lâcher. Mais plus du tout.
Malgré mes excuses mâchonnées, gggnnnne gnouszépripour gnnnunautre, gngngnaurevoirggngnng. En dépit d’une rafale de « Je suis pressée, désolée, au revoir ».
Las, j’avais affaire à la réincarnation d’un pétoncle.
Je dus aller bien au-delà de la porte habituelle, située à l’époque en rez-de-chaussée, pour entrer au service de la Lingerie (ça ne s’invente pas, mais foin de délire, on y traitait le linge hospitalier, pas les soutien-gorges) où de notoriété publique je n’occupais pas le moindre poste.
Je n’en suis ressortie, sous l’œil halluciné d’un agent qui triait des blouses en ayant la décence de ne pas me demander ce que je foutais là, qu’ après avoir acquis la certitude que le fâcheux s’était carapaté entre la lune et Bételgeuse.
Je suis arrivée un poil en retard, marchant en jetant de part et d’autres des coups d’oeils inquiets. Tendue comme une peau de tambour, je ne pris même pas garde à qui je croisais ou pas, ne pensant qu’à une chose : un café-clope histoire d’amorcer une journée normale dans une dimension de même.
Je me plantais devant la machine à café, essayant de tenir mon briquet tressautant avec la plus absolue dignité. En vain, bien sûr.
C’est alors que je le vis, LUI.
Le vrai, le seul JP. B, avec son brave sourire et son œil rassurant. Sa Nonchalance se posa à côté de moi et tout en mettant quelques pièces pour le « court noir » sans lequel rien n’est possible avant 9 heures, me dit gentiment:
« Je t’ai croisée dans le couloir. Bah alors, on dit plus bonjour ? »
cf grande honte 8 http://www.joelle-petillot-la-nuit-en-couleurs.com/2014/10/petite-chronique-des-grandes-hontes-8-la-chair-de-ma-chair-oups.html