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Petite chronique des grandes hontes - 23 - Le pic-vert

Petite chronique des grandes hontes - 23 - Le pic-vert

D’ordinaire, ces grandes hontes émergent d’une brume ancienne, une-ou-deux minuscules-décennies-plus-tôt, autant dire deux jours en temps-de-Joëlle, vu ma  notion du rapport au temps plutôt… personnelle. (Cf Grande honte n°15,  Rapport au temps, tantan...)

La vergogne est ici d’autant plus prononcée qu’elle s’en trouve récente à un point insolent.

On était lundi, lundi d’il y a deux jours. Lundi jour noir pour un tas de pauvres gens dont j’ai longtemps fait partie, qui gagnent leur travail à l’heure matutinale en rêvant de trois-mâts, d’océans, de thalassothérapie, d’avions, d’île au loin, de blanche rade, de rose, de giroflier… mais je m’égare.

Voilà longtemps que j’ai quitté (sans regret aucun) la foule de ces malheureux contraints à affronter les transports funèbres, les collègues moins ou moins rieurs, la hiérarchie plus ou plus tueuse. Aussi confessé-je le rouge au front, -enfin, le rose pâle -  que mes lundi à moi sont paisibles, matinée calme ponctuée d’un tic-tac d’horloge, odeur de thé, journal posé sur la table, tasse fumante et tartines à l’avenant. Oui, mes lundi matin ont le goût du beurre salé, de la confiture maison, voire de la brioche aux pralines dorée rouge au cœur et vite dévorée. Maison aussi, la brioche. Ce détail n’ajoute rien à l’histoire, mais on a sa fierté.

Vautrée comme une bouse molle dans cette béatitude, je contemple mon jardin, car de ma place je vois mon salon dont la porte-fenêtre donne en plein sur mes fleurs. Et peux me livrer ainsi à l’alternance d’horreur relayée par un excellent journal qui traduit en français les articles de la presse étrangère, et le spectacle de l’herbe caressée par le vent, car enfin il faut bien, entre deux constats sur l’état du monde qui ne va pas fort, se remettre les idées en place aux doux spectacle de l’automne avançant.

Sinon, on chiale.

C’était précisément à l’instant de la respiration, entre la violence au Mexique et les sévices infligés aux Rohingyas de Birmanie, que je vis en levant le nez un éclair vert jade tomber dans mon jardin. J’avais beau avoir déjà chaussé lorgnons (sans quoi impossible de lire) je ne distinguais pas nettement à cette distance. Je me levai, pressentant un être vivant inhabituel, m’approchai à pas lent et vis, occupé à fouailler mon gazon d’un bec aristocratique, un pic-vert énorme paré de couleurs insensées. Son vert intense tranchait sur l’herbe sans effort, mais le rouge était mis aussi sur ce corps fuselé et cette tête pointue toute en grâce, qui trouvait sa pitance à coups raffinés dans mon gazon mal rasé.

L’appareil photo s’avéra soudain indispensable : bien sûr, le temps de le sortir de son terrier, de changer l’objectif et passer du 50 mm à la papa au zoom 80-200 qui-va-bien, il s’écoula un moment qui à l’échelle d’un pic-vert doit équivaloir au crétacé : lorsque je fus prête, porte-fenêtre ouverte et pyjama au vent par 12 degrés, las… Il était loin.

Evidemment.

C’était compter sans ma celtitude, qui pour être choisie et non génétique n’en est pas moins vivace. Traduction en plus brut : je suis têtue à hurler. Je restais donc à ma porte côté extérieur, me gelant l’arrière-train avec une louable constance. J’avais pour me conforter :

- Un nombre conséquent de tartines ingurgitées (on a moins froid l’estomac plein), « serre les dents » m’intimais-je « il va revenir »…

- L’exemple pas si vieux d’une embuscade, cette fois depuis ma fenêtre, objectif réglé sur l’acacia doré, mon totem, mon amour d’arbre, dans lequel un nichoir fabriqué par ma petite-fille et son grand-père accueillait un couple de mésanges. Après un temps trèèèèès long d’attente mon embuscade avait porté ses fruits, me récompensant avec ceci :

…et une bonne grosse vieille compacte tendinite, mais foin donc. Cela dit, tout-à-fait entre nous, je ne suis pas ennemie d’immortaliser les escargots, qui sont jolis aussi.

Soudain, je le vis. Il grimpait avec une aimable nonchalance sur le tronc d’un cerisier appartenant au voisin, mais très visible d’où je me trouvais. Seulement voilà, il fallait que je refasse la mise au point : j’y sacrifiai au millipoil. Sans pour autant qu’il bouge, fort aimable de sa part. Enfin parée au bout de longues secondes,  je pressai d’un doigt fébrile le déclencheur.

En vain, puisque ce grossier, un dixième de seconde avant le « clic » s’était de nouveau égayé vers d’autres cieux que mon désespoir naissant imaginait lointains, forcément lointains.

Têtue vous dis-je.

Je repris ma planque sans désarmer. Noble et difficile est le métier de paparazzi.

Je fixai de mon objectif un point intermédiaire sur le cerisier, à midi (je parle de l’emplacement ; pour l’horaire il était huit heures trente, tout juste) bidouillai une fois de plus mes réglages divers, en chaussons mouillés sur mon seuil, et me posai, tendue comme une corde à linge, tétanisant sous le poids de mon appareil, déterminée, verticale, à mille lieux du renoncement.

Je suis sur mon pas de porte-fenêtre, il est huit heures quarante-cinq, je n’ai pas quitté un instant la pose. Tapie, planquée, je fixe ce point droit devant, j’épie, je guette, je scrute, j’attends. Je suis une guerrière, plus rien ne compte que mon objectif, (sans jeu de mots), je n’en dévierai pas d’un atome, je l’aurai. Bordel.

Huit heures cinquante-trois, je m’aplatis. J’ai mal aux épaules, je ne vois plus rien à force d’interroger le paysage juste en face. Je suis une héroïne à la flan, et le constat me fait beaucoup de peine. Je baisse ma garde et l’appareil, amorce un demi-tour pour retrouver la tiédeur du foyer et peut-être une lichette de brioche pour consolation.

Il est là.

Enorme, indifférent, supérieur.

Sur le tronc de mon acacia doré, soit à cinq mètres à peine. Juste là, à onze heures, alors que mon œil efficace mais hagard fixait à midi. Le temps que je relève, que je re-règle, vous pensez bien que môssieur, après m’avoir fait grâce de cinq secondes de présence, s’est envolé dans l’élégance et quelque chose me dit que s’il avait été conçu pour, il aurait ricané d’importance.

Alors, je me suis fait un autre thé.

J’aime la nature, l’émerveillement est infini, qui naît de sa contemplation et des merveilles qu’elle nous octroie dans sa généreuse splendeur et blabla.

N’empêche que certains oiseaux, des fois… c’est des becs à claques.  

 

 

 

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A
J'espère que c'était un thé vert que tu t'es fait, après. Histoire de laisser infuser au moins la couleur de celui qui ne voulait pas te laisser son image. Délicieux, ces textes. Un peu comme les "Mythologies" de Barthes. Comme si tu avais besoin de ces anecdotes pour parler de sujets plus profonds
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H
"Je l'aurai, bordel !" ; tu vois, Joëlle, je relève tous les GROS mots de tes textes parce je ne peux pas relever tous ceux qui sont BEAUX accouplés à d'autres comme "becs à claques", tant il y en a... Comme tu écris savoureusement bien !
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B
Et moi qui pensais que le métier de photographe , comparé à celui de peintre, était un métier de fainéant! Fais tu une description aussi détaillée pour chacune de tes photos? Ils doivent être gros tes albums photos!
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J
Non, c'est bien plus facile pour les fleurettes et les escargots. Même les papillons font plus d'efforts, Bruno...;-)<br />
C
N'importe quelle police municipale règlerait le problème avec une caméra de surveillance qui permet en outre de garder le derrière au chaud devant le thé qui fume.
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C
Enorme est le mot, ce piaf peut faire 30 cm de long. Et l'envergure, je te dis pas.<br /> Est-ce qu'il a ri de toi comme celui-ci ? https://youtu.be/3caNrHJ7q1g
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S
quel bonheur ce texte!! usant, terriblement courbaturant, un texte qui file à belle allure!!
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C
Ha ha me rappelle un certain paille-en-queue ;-)<br /> C'est savoureusement écrit. Et l'évocation de ta brioche aux pralines miam ! Je viendrais bien attendre avec toi.
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