Je ne connais pas les ténèbres. Le noir tient dans ses profondeurs des fourmis d’étoiles et la lune aux mille visages, hantée d’une lumière qui n’est pas la sienne.
Je ne connais pas le silence. Trop de chagrins et de joies humaines fauteuses de trop de cris, trop de moteurs, trop de musique. Le fleuve des souffles, les yeux fermés ouverts dévorent le trop plein d’espace ; comme moi. Grossie, arasée harassée de rêves que je dévore tandis que les dormeurs transpirent, se battent, gémissent et ne le savent pas. Les monstres me sont nés de toute mémoire bien avant ces petites douleurs agitées : les humains. Je suis l’obscurité debout d’où sont sorties les choses. Mon essence est un puits de peur, à commencer pour les plus vieux celle du sommeil. L’oubli qu’il charrie… et si la mort me ressemblait ? Alors l’ombre d’un doute chasse toutes les lumières et les yeux ne se ferment pas. Tellement de temps, après…
Je ne connais pas l’enfance, pas même celle dont je me repais. Tout être se construit avec la peur. Depuis leur création, j’adore les placards.
Ceux qui m’aiment se croient verticaux, regards grands offerts au silence du monde. Pourtant je ne les protège de rien, surtout pas d’une fausse paix aux fantômes sans bienveillance. Les plus audacieux partent me vivre au plus près, sortent, marchent, conversent face aux étoiles, à la lune. Parfois c’est leur absence qui reçoit l’informulé : tout chagrin n’est pas dicible.
Parmi les miroirs possibles la mer est le plus fidèle, qui sublime l’obscurité. La lune respire dans une lumière liquide où parfois glisse un bateau, silhouette sombre dans son sillon.
Je suis une inhumaine dont le cœur immense bat toujours quelque part. Le jour se tient où je ne suis pas. J’aime l’aube et le crépuscule, pour la brièveté du baiser entre lui et moi. Je salue mon jumeau d’envers, le temps d’un clignement, d’un chant d’oiseau. Puis de cet entre-deux plus rien ne subsiste, pas même l’oblique d’un rayon, ni la pourpre d’or au soleil rasant. C’est beau, donc ça ne doit pas durer. Combien de souvenirs dans une vie ne sont que des instants ? Il faut bien nourrir leur mémoire.
Cruelle, moi ?
Me voici, l’immense, habitée de mille regards. Je leur renvoie non pas ce que je peux, mais ce qu’ils peuvent, eux, de leurs espoirs aboutis ou non, de leurs terreurs raisonnées ou pas, de cette mort qui les effraie et qu’ils tentent, à travers moi, d’apprivoiser. Que de sagesses inventées pour surmonter cette peur-là. Elle accouche de dieux divers incapables de l’endiguer, mais prompts à se prétendre les seuls. Et les dormeurs de tuer gaiement à seule fin de le prouver…
Pourtant.
Quelque chose les dépasse, qui me dépasse, moi. Contrairement à cette manie de nommer toute chose, cela n’en porte aucun. Je trouve bien qu’un élément dans ce foutu monde fasse silence pour son absence de nom.
Ils sont mes océans pris à plein bras, assoiffés d’intranquillité, de tempêtes et de paix ensemble.
Au cœur de mon corps obscur gît une autre étrangeté ignorée d’eux comme tant de choses.
Il me semble parfois, depuis mon éternité, les aimer un peu.