J’aimais Courbet, sans être extasiée devant toute ses toiles. « L’enterrement à Ornans », par exemple, me semblait glaçant : trop grande technique, personnages figés, étrangeté du chien...
Pourtant, ses autoportraits, certains paysages, les abîmes de "L’origine du monde" me touchaient. Alors, me direz-vous, en quel honneur cet imparfait ? La réponse s’insinue avec malice dans la question ; quand il se trouve un « avant » s’ensuit, en toute logique, un « après ».
Un livre, ici, tient lieu de frontière : celui de Pierre PERRIN, qui ouvre Courbet aux yeux du lecteur à une densité, un relief, une épaisseur d’homme dont j’ignorais tout. Or, c’est le regard d’une femme, sa compagne de quatorze années et la mère de son unique garçon, qui en dessine les contours. Ce qui fait du livre non pas une biographie comme toute personne publique en compte au moins une ou deux, (Ah, Cioran : Il est frappant de constater que la perspective d’un biographe n’a jamais dispensé personne d’avoir une vie ) mais un roman dont tous les personnages ont existé.
Voilà qui n’a plus rien à voir.
Ce livre, je l’ai lu juste après ma rencontre avec l’auteur. Enchaînement d’agréables circonstances, je l’ai glissé dans une valise pour gagner un lieu que j’aime, et ouvert en toute béatitude avec, pas loin, le bruit des vagues. Toutes choses à quoi un lecteur friand de savoir ce que pense la « chroniqueuse » du livre en question se doit d’opposer une parfaite indifférence.
Désolée, mais tout compte.
L'ayant entendue peu avant, sa voix naviguait à mes côtés.
Le style de Pierre PERRIN est certes reconnaissable — c’est pour moi un compliment, qui signifie qu’on a ses mots à soi, sa petite musique, sa signature — et ce qui en fait le prix tient d’une sécheresse frisant le dépouillement, sans jamais perdre une once de chaleur ou de sensibilité. Il suffit de lire « Une mère, le cri retenu » pour s’en convaincre, où les choses heureuses comme douloureuses sont évoquées avec une clarté distanciée, la plume trempée dans les blessures anciennes sans complaisance ni étalage. Ce qui n’exclut pas la douleur.
Ce « Modèle oublié », cette femme certes plus âgée qu’un amant qui ne voulut jamais l’épouser, ne la présenta à aucun moment à sa famille pour avoir la paix sans doute auprès de deux sœurs possessives dont l’une franchement bigote, oui, cette lumineuse Virginie Binet est le personnage principal d’un livre dont le premier d’entre eux est l’homme qu’elle aime en dépit de ses fugues régulières en pays d’Ornans, de ses déclarations fracassantes sur la bourgeoisie alors même qu’homme d’affaire plutôt malin et reconnu comme talent de son vivant, il n’entre pas dans l’archétype du peintre maudit qui meurt de faim…
Virginie, tendrement surnommée parfois Vigie par son homme, n’est pas ressuscitée ici par le seul vouloir d’un écrivain. C’est aussi celui d’un conteur. Ce récit battant au présent tout du long, émeut, encolère (quel rustre, quel ingrat, quel grand bavard, quel égotiste que ce Courbet !) bouleverse par la vie douloureuse de Virginie, plus lettrée que son homme, sans doute plus fine, sûrement plus humaine… Mais soudain, au détour d’une page, Courbet se « pastellise » si l’on ose cette image à propos d’un peintre. Et jaillit une scène d’atelier pleine de véracité.
« Il lui arrive, non pas de garder Émile, mais de le tolérer, tout emmailloté, quand sa mère doit sortir. (…) La nature respire et gigote à ses pieds, entre ses bras. La moindre observation enchante le père. Quand le petit ne s’agrippe pas à tout ce qui est à sa portée, il tient assis presque correctement. Ses doigts sont pleins de force. Gustave lui trouve déjà de l’intelligence dans sa façon de saisir un pinceau, d’approcher la palette.
(…)
La couche pleine ne rebute pas le père qui n’a jamais craint les bouses dans l’étable. Il tarde à Gustave de conduire l’enfant sur ses sentiers. Il rêve de lui faire courir les lièvres et mille senteurs.
Un peu plus loin, une courte phrase qui dit beaucoup :
L’enfant espère ; l’adulte réalise ; le vieillard s’éloigne.
Ces moments d’attendrissement paternels prêtés à Courbet par l’auteur sortent tout droit de son regard à elle, de son cœur aimant à elle, de sa capacité à faire face, quoiqu’il advienne. Ce modèle oublié est tout sauf oubliable, présente qu’elle est y compris dans les passages où la vie de Courbet s’articule sans elle, soit pendant de longues absences de sa part à lui, soit parce qu’elle l’a enfin quitté. La privation de son enfant broie le cœur du père, qui s’en remet puisqu’il ne demandera jamais à le voir. Mais ce petit garçon, qui certes va grandir, mourra en jeune adulte, cette émanation de sa mère « Vigie » sur des vagues bien dures à elle comme à lui, prend au fil de ce récit un relief inusité ; une vie, une vraie, au-delà de maigres traces d’État Civil.
Je me garderais d’insulter le talent de Pierre PERRIN en reprenant pour son compte la phrase hypothétique de Flaubert sur madame BOVARY. Mais s’il n’est pas Virginie Binet, elle lui doit le vif avec laquelle sa robe passe dans le livre, sa nudité triomphante de femme aimée et désirée malgré tout, sa façon de ne jamais cesser d’être libre envers et contre la société de son époque. Elle lui doit la grâce décrite à l’économie et pourtant si visible, si palpable ne serait-ce que dans la toile sur la première de couverture. Il faut ici en remercier le talent de Pierre, bien sûr, mais aussi sa justesse d’homme amoureux du féminin, et y trouvant des échos dans sa propre vue des choses. C’est ce jeu de miroirs qui donne toute sa force au livre.
Maintenant, Vigie veille, et les toiles où elle figure n’ont pas tout-à-fait la même lumière.