Ses bras contiennent l’espace et ses possibles. La danse est un envol, et porte valeur d’oubli.
Je me souviens de l’odeur de bois du parquet tremblant comme une eau, assourdi de coups lorsqu’après le travail nos pieds chaussaient les pointes et souriaient au martyr des orteils écrasés. Le corps avait déjà payé son obole aux courbures, plié, demi-plié, première, seconde, ces mots signant des poses qui se devaient de grâce ou ne pas être. Après la barre, les guêtres laineuses pour ne pas refroidir le muscle. Et les enchainements, saut de biche, jeté, révérence, pas de bourrée.
Comme il méritait mal son nom, ce dernier-là. Si les bras ne se dépliaient pas à la mesure des pieds, bien courbes, paume vers le ciel, délié de la taille, l’ombrageuse professeure, - amie et coturne de Janine Charrat, danseuse classique dont la gloire outre talent venait de ce qu’elle avait autrefois pris feu dans son tutu et dansait envers et contre une condamnation de la faculté – la professeure, disais-je, dont l’œil se fronçait à la moindre lourdeur, se manifestait d’un claquement de langue qui valait une immense honte aux humbles apprenties dont le justaucorps masquait soit la maigreur, soit dans mon cas et à mon immense honte, des seins naissant beaucoup trop tôt que j’eusse voulu effacer d’un trait de gomme.
Je revois la barre, aussi rigide que notre maîtresse à danser, brillant d’un feu hostile tant que la tête ne touchait pas le genou sur la jambe tendue. « Forcez, mesdemoiselles, forcez ! ». Je forçai dents serrées, jusqu’au bout du bout. La première fois que mes cheveux tirés en chignon effleurèrent une rotule triomphante, il me revient encore la légèreté avec laquelle le reste suivit. De retour à la maison, La danseuse étoile de l’époque (Claude Bessy, je crois) ne me paraissait pas digne d’effleurer mon gros orteil douloureux.
Quelque chose d’autre me rendait fière : mon statut.
Non pas que je fus jamais privilégiée. La danse classique est une école quasi militaire, faire obéir un corps en l’étirant, le tordant, le sollicitant plusieurs heures, bref, le ployer en outil docile relève d’une forme d’abnégation excluant le chouchoutisme.
Pas de ça. Mesdemoiselles, c’est du travail, et beaucoup, point.
Simplement, me tournant le dos, mais royale, la dame au piano qui se détendait en jouant la musique en support de ce fameux travail de tous les instants, c’était ma mère.
Sa présence me faisait du bien, et du mal quand « Mademoiselle » m’assénait un : « Mademoiselle Pétillot, veuillez refaire le mouvement, vous êtes un balai », ou autre amabilité d’exigence, sans que le dos de ma mère ne bougeât d’un millimètre.
Sur le moment, j’en voulais à ce dos, et puis, quand après plusieurs tentatives, un semblant de caution illuminait mes efforts (Mmoui, c’est un peu mieux… ) je me remettais à l’aimer.
Jamais il n’y eut le moindre compromis entre Mademoiselle et le dos de ma mère.
J’ai peint la dame en rouge avec cela en tête : l’odeur du parquet, le réel qui s’éloigne quand le corps parle bien, l’envol sur une musique… La valse numéro un de Chopin, dont je me demande toujours, quand quelqu’un d’autre que toi la joues, « Comment ose-t-il ? ».
La voix de Mademoiselle, dont je n’ai jamais su le nom.
Nous avions un gala en fin d’année, bien sûr. À Pleyel, excusez du peu. Janine Charrat clôturait avec « La mort du Cygne ». Je croisais la Grande Dame, j’étais jeune et timide, jamais je n’ai osé lui dire bonjour autrement qu’en regardant mes pieds.
Je cherchais ma mère dans le trou noir du public. La musique, sur scène, ce n’était pas elle, mais un disque.
La danse est un envol, et porte valeur d’oubli. Danser est n’être plus qu’un corps.
Oui. Mais pas sur cette valse-là.
Pas pour moi.