J’étais dans la trentecinquaine, soit il y a vingt-cinq minutes.
J’avais une fille, que j’ai toujours, ce dont je me félicite chaque matin. Troisième d’une fratrie composée de deux frères ainés. Ce qui l’a rendue résistante, guerrière, batailleuse, obstinée, énergique, frontale, appelant un chat un chat, (forte propension à dire « cul » plutôt que « derrière »), angoissée pour les siens, courageuse, attachante, indispensable à mon bien-être autant que ses frères, bref, devenue en tout l’adulte que l’enfant et l’adolescente promettaient, et croyez-moi sur parole, ça vaut le coup.
Mais… Oooh, je la refais.
« Devenue EN TOUT etc… ».
A un détail près.
A cinq ans, pour des raisons inexpliquées de la mère que je demeure, elle était radicalement mytho. Oui, vous avez bien lu : M-Y-T-H-O.
Pas menteuse, oh ça non. Le genre honnête, reconnaissant ses fautes vénielles (oui, j’a pris ton jour à lèvres) et vivant ses sentiments en toute authenticité ( Je suis amoureuse d’Alexis, on s’engrasse dans la bouche et on va se marier).
Or, elle inventait des trucs pas possibles avec un aplomb papal, sans broncher une oreille. Cinq ans, je le rappelle. Ma propre mère, qu’elle enchantait, me disait avec son acuité coutumière « elle fait ça parce que la réalité ne lui plaît pas. J’en connais une autre… » Ce à quoi j’enchaînais par un « et toi, ton arthrose ? »
Parce que, tout de même, me mettre dans ce panier de turpitudes, moi, qui n’avais jamais fait état que d’une amie imaginaire alignant les conneries à ma place pendant deux petites années de ma prime enfance... C’est pas mentir, ça.
Quoi ?
Revenons-en à la petite.
Fin d’après-midi, nous rentrons, moi du labeur, elle de l’école. Je commence sans enthousiasme à préparer mes gamelles pour le repas vespéral, elle me dit qu’elle ne mange pas à la maison. J’accuse le coup, elle réitère son absence annoncée en me disant qu’elle va manger chez Mimi.
Précision : « chez Mimi » n’était pas une gargote, mais l’appartement du dessus où créchait une qui cumulait les casquettes. Amie, voisine, marraine. Collègue aussi, puisque logée comme moi dans un appartement dit "de fonction". Ma petite adorait y aller et l’intéressée avait maintes fois joué les filleules-sitters.
Étonnée qu' elle ne m'ait pas prévenue et flairant, je l’avoue, comme un parfum d’arnaque, je dis à la môme que je vais appeler Mimi, pour voir.
Impavide, l'enfant ne cille pas et me regarde droit dans les yeux. J’avoue avoir vacillé, mais j’ai maintenu le cap. Mimi décroche, entend ma requête, et me répond du ton pressé qu’elle a quand on l’appelle et qu’elle épluche des trucs ou s’occupe de machins, « Non, il n’a jamais été question de ça, je ne l’ai pas vue de la journée et de toute façon pas ce soirclic. »
Quand on l'interrompt dans une tâche, Mimi raccroche très vite.
Je regarde donc ma fille, qui me fixe avec une sérénité absolue. L’a même pas poussé ne serait-ce que le soupir étouffé du bipède pris la main dans le sac. D’ailleurs, quelle main ? Dans quel sac ?
Quand je lui demande pourquoi elle me raconte des chars pareils, elle me répond : « Pour faire comme je veux ».
OK.
Plus inquiétant :
Fête dans les jardins de l’hôpital où je loge et travaille. Les espaces sont vastes, ma fille y est chez elle, je la laisse vaquer. Puis je croise une collègue qui pleure encore de rire et me narre :
« J’ai dit à ta gamine, mais je te connais toi, tu habites ici, et elle m’a répondu oui, et je lui ai dit ils sont là tes parents, et alors elle m’a dit "ils sont morts".
Ma copine poursuit en précisant qu'elle se retenait à quinze pour ne pas rigoler : "je lui ai demandé comment elle faisait pour manger, et elle m’a dit "je sais pas faire alors je mange tout le temps froid."
J’ai repensé à ma propre mère « La réalité ne lui plaît pas et elle l’arrange »…
Super.
Quelques semaines plus tard, je l’emmène à l’école. En entrant dans la cour une petite fille vient vers moi et me dit « Bonjour madame, c’est vrai que vous êtes la nounou de Manu ? (Ma greffe se nomme Manuelle).
Je réponds par la négative, précise que je suis sa mère en adressant un regard au fruit de mes entrailles qui comme à son ordinaire ne bronche pas. La copine rajoute : « elle nous a dit que vous étiez morte et que vous étiez sa nounou. »
Ma fille hausse les épaules et dit « c’était pour rire ».
Bon. L’humour à cinq ans…
Enfin, la raison ne m’en revient pas, mais je dois rencontrer sa maîtresse, affectueusement surnommée « Tête de mort ». Pour la première fois que je la vois de très près, je reconnais que ce visage creux, ces yeux enfoncés, ces cheveux très courts, ces dents un peu chevalines, cette pâleur… mais bon, elle fait un métier difficile.
Et de fait, elle est charmante, cette femme. Aux petits soins. « Asseyez-vous, café, vous allez bien pas trop fatiguée ? » Mon attention est éveillée par les siennes, qui ne relèvent visiblement pas de la simple courtoisie. Elle insiste, s’inquiète, c’est tout juste si elle ne me tapote pas l’épaule. Or je fais du sport, j’abats du boulot en chaîne, je m'occupe de mes trois gamins avec une patate d’enfer. Je finis par lui demander le pourquoi de ces soins-soins, certes agréables, mais un poil excessifs. Elle me dit que « la petite l’a mise au courant, pour le bébé ». J’étais donc censée en attendre un quatrième.
Quand j’ai dit à TDM qu’il n’en n’était rien, elle m’a dit « aussi, je ne vous trouvais pas bien grosse… ». J’étais censée être enceinte d’au moins douze mois, sans doute.
Déjà bien beau qu’elle n’ait pas dit que c’était des jumeaux.
En retournant au boulot, je me suis dit qu’il y avait un mieux.
Au moins, je ne mourais plus.
- Allo, maman ?