Continent noir
Le beau cri noir de volupté… Une note profonde se survit en suavité tonique, violence dans la douceur qui fait les yeux fermés, au moins pour la première bouchée, juste à l’instant où l’on croque. Doublement du plaisir par celui de l’annonce : croquer c’est déjà fondre avant qu’il ne fonde lui-même tapissant le palais d’un Éden de velours.
Nul chagrin ne résiste à ses goûts pluriels, ses parfums nombreux comme les nuits de contes pour un lointain sultan. Ce grand sensuel aime à sauter aux hanches des dames sans leur accord, ne dédaigne pas pour autant l’aimable protubérance briochée mâle ; les plus mordus des deux côtés s’en moquent. Pour un gourmand, « régime » est un simple concept, et sa base se nomme procrastination. Surtout la pénitence excluant l’amour fou entre un noir délicat et- là c’est comme on veut- la fleur de sel, l’écorce d’orange, l’éclat de menthe, le zeste de citron, la meringue, etc…
Béni « et cætera », qui ouvre un océan de possibles.
Pourtant la nudité lui sied. Réduit (grandi ?) à sa simple saveur, soudard en épais carrés d’une affolante rusticité, il ouvre une large porte à un élan brut aussi revigorant qu’un feu de bois d’automne, un grog hurlant de rhum au premier frisson, un thé tartines après une bonne marche en montagne. Il peut séduire aussi quand il smokingue, nœud-pape, plastronne, aristocratise en tenue classieuse dans de ronflantes élaborations : Marquise, Forêt-Noire encerisée de copeaux, Reine de Saba… Ce n’est pas ainsi qu’il m’attire, mais j’admets qu’on puisse succomber, et tout adepte de ces finesses ne peut être fondamentalement mauvais.
Soyons gourmands. Mieux, soyons avides, insatiables, drogués à cet assassin de soie, victimes consentantes de ce tueur de satin, bref : accros à mort et heureux de l’être.
Parce que je vis avec ce type de toxico.
Désireuse de le garder longtemps, j’ai longtemps essayé avec une candeur qui m’honore de dissimuler les objets rectangulés convoités par le susdit. Las, il finissait toujours par mettre les dents dessus, et s’envoyait dans l’allégresse les deux-cents grammes de petite joie en alléguant avec une mauvaise foi limpide qu’il n’en restait « presque plus. » Mon incompréhension est grande au fait qu’il puisse ne « presque plus » rien rester d’une tablette inentamée, mais je ne suis pas bien fine, vous savez.
À court d’idées, vint un jour où je planquai les tablettes neuves dans … mes boîtes à chaussures.
Ça lui a pris un peu plus de temps que d’habitude, mais il les a trouvées
À côté de cet être hors normes, les clébards de la brigade des stups sont des pékinois demeurés.
Comme il m’a charmée ce jour-là. Il avait huit ans et demie, son œil azuré brillait de l’éclat du triomphe tandis qu’il brandissait, tel le flambeau de la liberté, 3 plaquettes de « Noir fleur de sel ».
Quand on enlève l’emballage carton, ô infime fébrilité qui fait partie du plaisir, et qu’on déchire le fourreau argenté dont le froissement sonne comme un prélude, qu’on casse les carrés qui rendent un petit bruit sec, le même que dans leur mort brutale entre les dents, sauf que c’est encore mieux quand c’est à l’intérieur, oui, quand ce petit « cra-ac » précède le goût, la lente glissade dans le gosier… que c’est bon.
C’est mon drogué qui a raison.
La liberté, c’est tout de noir vécu.