Mes premiers gestes avec toi attendaient ce passage de la maîtresse qui remplissait l’encrier depuis un contenant à la brillance grisée, muni d’un petit bec d’où s’écoulait la source violette qui donnerait ces courbe -rivières, bien posées ou le mieux possible, sur les lignes martiales et dépouillées du premier vrai cahier d’école. Tant de lettres sont courbes, en ces apprentissages ! cela relevait du dessin, de la sensualité. Ainsi à ses débuts l’écriture fut elle violette, timide fleur de printemps. Peu de temps : vint le stylo-plume au plus discret grattage qui présidait à la dictée, à la rédaction, au devoir dont les lettres anoblies couronnaient le fruit d’un exigeant recopiage watermanisé, démarqué du manant brouillon, toléré au stylo permettant la rature. Nos têtes ne se courbèrent plus à la poussée d’une rebelle Sergent Major, dont la plume bifide à force de poussée dédoublait certains mots.
Chère maladie, tu œuvrais déjà, sirène calligraphe sur partitions aux pleins majeurs, aux déliés fluides comme un choral. Oui, tu superposais, dans ces années d’enfance, une voix. Une voix de silence qui permettait l’invention ; ah, cette fierté d’écrire “en attaché”... En attaché : si justes ces mots là quand mon lien au geste croissait avec sa maîtrise. Ainsi ces perles éparses dessinées avec soin sur des rangées entières formaient ronde en s’unissant, se touchant, se combinant et la magie d’une langue explosait soudain en mots formés, puis en phrases, objet d’un désir absolu.
Pourquoi ceci au lieu d’autre chose, je ne sais pas, mais un “Pataud entre dans la maison plus tôt” m’est resté, sans doute pour la gageure des sons identiques parés différemment, dont je m’étais acquittée avec une unique faute (Patot). La fierté qui fut la mienne avait fait de moi, dans ces jeunes années, aux dires de mes contemporains en blouse et morve au nez (comme je l’étais, ni plus ni moins) une “grosse crâneuse”.
Écrire, tracer ce qu’on voulait dire, ne plus se contenter de le parler, c’était grandir.
Très vite, tu t’es posée en déclinaison du secret. De ces balbutiants débuts me reviennent la conscience aiguë de ce que le non-dit, s’il s’écrit, dompte le silence.
Écrire la lourdeur, la joie, la blessure, l’amour, l’horreur, revient à fixer un visage, le nôtre, droit dans les yeux, et assumer.
Ton aisance à changer a substitué -seulement si on le souhaite- au frôlement d’un stylo sur une feuille le bruit d’averse de touches martelées. Ainsi nos humeurs crépitent-elles désormais, parfois pour le paraître, sur un « mur » dit de libre expression, couronnées – jamais assez aux yeux de certains – par des pouces levés. Un mur de liberté : oxymore savoureux, comme d’ailleurs la polysémie de « paraître » : Il me semble parfois que d'aucuns biberonnés aux médias paraissent au moins autant que leurs livres...
Chère maladie, nous allons nous quitter, pour cette fois. Je te retrouverai vite, mes carnets s’éparpillent au vent de la maison, il y en a partout. Les mots qu’ils contiennent ont « paru » pour quelques-uns ; d’une lecture à l’autre par des inconnus, on se désappartient. Ceux qui restent au chaud dans l’édredon des pages, cailloux semés dont la seule vue fait lever les souvenirs comme les sauterelles du sud sous les pas, je cesse de les aimer parce que je les préfère. Point d’ouvrage de diariste ici ; ce côté comptable ne me sied guère, « vendredi 12, il pleut et Norbert n’a toujours pas téléphoné... » très peu pour moi, je préfère de loin lire le journal des autres.
Ces mots en attente, sortiront peut-être de leur île. Ou peut-être pas.
Allez savoir.
Chère maladie, le compte est immense de tes consolations.
Tu fus et reste ma meilleure école d’acceptation.