Bayeux, il y a une légère décennie.
Je suis en week-end avec mon jardinologue, par un froid de gueux malgré un beau soleil. Nous marchons au cœur de la ville, de vieilles pierres en ruelles charmantes, non on n’a pas vu la tapisserie, c’est ballot, voilà. Vers les cinq heures, on stoppe dans un délicieux estaminet pour une requinque au chocolat chaud, ensuite on repart d’un pas allègre, nous arrêtant ici et là etc... etc...
Vers 18h30, il fait nuit depuis un moment. Mes jambes ne me portent plus. Aux diverses remarques, j’oppose un bruit de plus en plus bref, raclement de groin en moins élaboré, dont mon extension personnelle sait par cœur l’exacte traduction :
Nous décidons donc dondaine de dîner tôt, mais point d’aimable auberge à proximité : un demi-tour s’impose afin de trouver l’antre chaleureuse qui guérira nos maux. Surtout les miens ; mon héros arbore en ces circonstances un stoïcisme enviable, rien ne lui fait peur, on va trouver, il y croit, il avance comme si on débutait la balade (ce jour là on a bien fait dix bornes), et tout baigne. Moi, je renifle et flageole, des larmes de froid gelant sur mes joues figées. La reine des neiges à côté, c’est Martine sous les Tropiques.
La perspective du restaurant ne m’émeut même plus, c’est vous dire. Si transie que le moindre croque-monsieur avalé au premier « bar des amis » me serait un balthazar.
Soudain, le salut.
Une échoppe affiche « Menu unique : parmentier de canard, tarte tatin ».
À travers les vitres embuées, l’espoir : un poêle énorme dont la flamme illumine quatre ou cinq tables, pas plus, et sur les murs, des bouteilles. Plein, beaucoup, énormément de bouteilles artistement présentées. Nous comprenons que l’homme est caviste, et profite de la restauration pour faire goûter son vin. Enfin attablés, nous nous voyons gratifiés d’un verre de bienvenue, un rouge exquis dont le parfum me vrille les narines, le jus se chargeant de réchauffer tout le reste. Comme le vin est taquin, il a vite fait de me faire voir la vie en un rose nettement plus soutenu qu’au dehors. Un petit quart d’heure plus tard, revigorée par le poêle, le vin, un autre vin, parce que nous avons choisi une bouteille sachant qu’on la remportera si on ne boit pas tout, bref, remplie de la tiédeur conjuguée du parmentier fondant au moelleux incomparable, de la tatin au caramel de compète, le tout croisé à la gentillesse du patron, je m’extasie, ronronne, crépite, pétille, j’aime le monde entier et m’esclaffe pour un rien. Nous sommes en Normandie : l’aubergiste-caviste-bon- génie nous offre en point d’orgue un calva fruité à souhait, et s’il survit dans nos intimes intérieurs une once de graisse suite au repas, au vu de son titrage... Il doit la pulvériser.
Je n’ai plus froid du tout.
Nous passons un moment exquis. Une comparaison de Calva s’impose, à laquelle nous vouons le sérieux scientifique requis. Notre hôtel sis à vingt minutes de marche, aucune raison de se restreindre.
Mais l’heure du retour finit toujours par sonner.
Avec elle, il n’est pas vain de dire que plusieurs difficultés se font jour. Première : il va falloir se lever. Seconde : il va falloir se lever dignement. Croyez-moi, là n’est pas le plus facile.
J’y parviens, m’appuyant avec une nonchalance étudiée sur le dossier de ma chaise.
Badin, ouvert à la conversation, mon héros papote avec le sauveur au poêle, et ça s’éternise.
Action : je suis derrière le bouclier de mon existence qui me masque, de son mètre quatre-vingt-cinq, aux yeux du tenancier. J’en profite pour opérer, avec une grâce que j’espère exquise, un quart de tour, tout en lâchant le dossier auquel je m’agrippe depuis que j’ai regagné la station debout. Très opportunément, la poignée de la porte me tend son métal cuivré. Je recule d’un pas, mets la main sur la susdite, me rendant de nouveau visible, et tremblote un sourire en décalant légèrement la hanche, posée sur une jambe d’appui qui fait quand même son office, à savoir me soutenir à pression égale de la poignée. J’espère être claire.
Ces messieurs parlent robe, années, cru, garde, en clair usent un langage situé pour moi entre le kurde et l’inuit du troisième siècle. Toujours rien en matière d’amorce de départ. Mais je me dresse, verticale, les doigts crispés sur la poignée. Triomphante, oui, j’ose le mot, parce qu’au vu de ce que j’ai biberonné dans la soirée, j’eusse dû m’écrouler en me vautrant comme une amibe.
Au lieu de cela... Droite, souriante. Sans un vacillement.
Juste accrochée à ma poignée.
Enfin, ils prennent congé. Je lance d’une voix espérée limpide, sans bafouiller, un : « Au revoir monsieur, merci pour tout » et pousse pour ouvrir la porte.
Qui ne s’ouvre pas.
Toujours l’air de rien, je re-pousse.
Mon héros tire ma manche, celle de l’autre main, qui ne tient pas la porte. (Vous suivez ?)
Je n’ai pas le temps de demander pourquoi, car l’aubergiste articule avec une infinie douceur :
- La sortie est de l’autre côté. Là, vous tenez la poignée de la fenêtre.