Tardive, comme les vendanges. Comme une saison, une période de gel, une maladie infantile contractée adulte. Ce mot accolé à « enfant » m’a longtemps accompagnée.
J’ai déjà écrit, dans une lettre à mes aînés, tout le bien que je leur dois, puisqu’ils ont fait de moi « la môme » pour l’éternité. (Les septante bientôt là et un septième petit-enfant en vue, croyez que j’apprécie). Dans leur vie déjà installée, fiancés pour les deux premiers, adolescent pour le troisième, l’étrange ainsi s’est invité, via un décalage générationnel aux délicieuses conséquences : propulsée « tata » à deux ans et demie, « grantata » à vingt-six, et arrière grantata à cinquante. Respect, non ?
Paradoxe ultime : dernière de quatre, grandie comme une fille unique. Dans la solitude, mais une solitude bénie, et puis comment être seule quand on a les livres ? Quand le piano de ma mère résonnait encore ? (cela n’a pas duré, mais assez pour que je m’en souvienne très précisément). Quand le père, présence constante et concentrée sur sa table de dessinateur, vous éveille le matin avant d’aller à l’école ? Je me souviens assez peu avoir invité des camarades à la maison. Personne ne me manquait.
Pourtant... à présent que l’autre rive révèle de temps en temps ses contours, certaines évidences se font jour.
Non, la môme, il ne se trouvait pas seulement une forme d’autarcie intellectuelle dans cette absence de besoin de l’autre, ce galop solitaire dont tu ne souffrais pas. Penser cela, allons. Quelle suffisance de ta part.
Pour de nombreuses raisons le terme « enfant gâtée » ne s’imposait guère, il y eut, derrière les turbulences nées des difficultés sans nombres, des déménagements, des écoles, plurielles, où je me sentais « la nouvelle » pour un long temps, oui, il y eut en filigrane un amour constant, une attention perpétuelle dont je ne ressentais pas la teneur ; frères et sœur, vous étiez bien loin.
Loin, mais là.
Quarante ans. Ce jour anniversaire, mon frère aîné, montagne d’homme que je n’ai jamais connu à la maison, du sommet de ses soixante -deux ans et de son mètre quatre-vingt-douze, m’invite au restaurant, dans un bouchon lyonnais authentique, sis à Paris et n’existant plus, ce qui est une tragédie. Mais là n’est pas le propos.
Nous sommes conscients que nos vingt-deux années d’écart se voient beaucoup moins que lorsqu’à huit ans j’avais un frère de trente. De ce que nous nous sommes dit ce soir-là, on ne lira rien ici. Sauf cette anecdote, qu’il me raconta avec son talent de conteur, sa gaité, sa pudeur. Un jour, choc : mon père vient le chercher à la fac. Seconde surprise, le paternel lui propose d’aller « boire un café quelque part », ce qui s’avérait à la limite de la vraisemblance, il affectionnait peu les troquets. Troisième surprise, il veut qu’ils s’asseyent, pas consommer au bar. Une fois assis face à leur tasse, mon père lui dit alors que ma mère est enceinte, - à quarante-quatre ans : - autant dire, à l’époque, enceinte à soixante – et que « s’il m’arrive quelque chose, je veux que tu veilles sur cet enfant ». Avec sa sobriété de mathématicien, le Grand à dit un truc du genre : « oui ».
J’ai réalisé alors, seulement alors, combien son regard ne m’avait jamais lâchée. Tardive... à comprendre aussi.
Un autre mot relève de ce « tardive » : « accident ». Tout a été difficile après ma naissance, et j’ai longtemps porté le poids de culpabilité qui va avec. Moi restée dans mes limbes, leur vie n’eût elle pas été plus facile ?
Je m’en ouvre à mon père, juste avant de quitter la maison pour une nouvelle vie. J’emploie LE mot. « Accident ». Mon taiseux souffle la fumée de sa pipe et répond dans un brouillard d’Amsterdamer : « Tu es un accident qu’on n’a jamais regretté ». Je savais déjà le pouvoir des mots. Mais jamais je n’atteindrai, quels que soient mes écrits et leur valeur s’il s’en trouve une, à la puissance de ceux-là. Ils m’ont guérie.
Ma grand sœur... « jumelle de dix-sept lunes » aux multiples dons. Ces dix-sept années qui nous séparent ne le font qu’en arithmétique. Fiancée ou quasi à ma naissance, déjà mariée et mère dans mes premiers souvenirs conscients, jamais nous n’avons vécu ensemble. Pas besoin, le fusionnel peut prendre de nombreuses formes. Son regard tutélaire, sa main légère sur mon épaule m’ont poussés à ne jamais renoncer, à continuer d’écrire quoiqu’il arrive. Elle aussi, loin, mais là, encore aujourd’hui. Si quelque reconnaissance m’est donnée par mes mots, c’est à elle que je le dois.
Le plus proche par l’âge, ce grand frère désormais le seul, ma prolongation, mon écho, je crois que chacun peut terminer les phrases de l’autre sans se tromper. Le seul qui fut à mes côtés, au moins les premières années. Il partit en Afrique, travailler plusieurs années. J’attendais ses lettres; les recevoir, c’était noël. Je les ai toutes gardées. Le bougre écrit bien, mais là, vraiment bien. Période pour moi adolescente où je ne rigolais pas, mais vraiment pas. Loin, très loin, mais là. Aujourd’hui encore, toujours.
Tardive enfant non désirée, aimée follement. Pas une vantardise : juste un fait. Pas une réécriture, juste un constat de vie, du réel.
Pas un hasard, juste une chance.