Shichi-go-san.
Schichi-go-san. Fête des enfants, où les filles de trois et sept ans, et les garçons de cinq, vont au temple en habits traditionnels. Fixé au 15 novembre.
Lettre entrouverte à vous, mes petites-filles.
Tissé bout-à bout, mon temps de vous est fait d’attente plus que de rencontres.
Mais la distance permet de grandes semaines ensemble. De ce temps, chaque fois, que me reste-t-il ?
Cette vie qui éclate sous vos pieds, votre gourmandise, vos têtes tour à tour sur mon épaule, et ce lieu invisible où vos enfances et la mienne se rejoignent, parce qu’au-delà de la langue il y a la complicité, le jeu, l’apprentissage, « ça, c’est « libellule », « en japonais, Tômbo », c’est tellement drôle de m’apprendre, et quand je m’y prends mal, ce rire de cristal à faire tout péter.
On pourrait croire que l’idée de la séparation entache ces moments : mais il n’en n’est rien, parce qu’en se quittant, on ne se quitte pas. J’emporte de vous bien plus que ces photos-bornes qui cartographient le souvenir. Sur cette image où toi, ma petite aînée, dans toute ta grâce, descends les marches avec la lenteur étroite que le kimono impose, je sais que lassée des tongues avec chaussettes tu portes sous le kimono des baskets qui te conviennent mieux. Tu n’en descends pas moins ces marches en petite princesse enveloppée de soie, la lumière soulignant ta beauté presqu’irréelle, ton sourire en bandoulière, qui ne se voit pas mais dont je connais le pouvoir.
Et toi, ma petite dernière, bien calée dans les bras de papa parce que marcher avec ce machin qui entrave, c'est frustrant, toi qui aimes tant courir, sauter, bouger, toi ma jolie montée sur ressorts, qui manifeste sa joie en cavalcades, ce regard n'était pas un hasard pour l'appareil, mais un précieux, un exceptionnel cadeau fait à ma mémoire et ancré à jamais.
Ainsi ce temps dont je parle n'est pas un ennemi, même si ce mal élevé se conduit souvent comme tel. Il ne compte ni le manque, ni la tristesse d'aéroport, ni la peur d'avoir toujours à vous reconquérir, à retisser avec patience la soie des retrouvailles. Mais quel naïf. Vous êtes cent fois, mille fois plus fortes que lui. Nous sommes cent fois, mille fois plus fortes que cet éternel goujat. Nous. Cette triade où la plus gamine bien souvent n'est pas l'une de vous deux.
Sayonara mes ondines. D'ici l'été, je m'essaierai à vieillir le plus lentement possible.
Sans boussole
Quelqu’un fait de constance et de respiration a passé
dont les veines coulent comme des fleuves.
Lui survit un battement d’étoiles
ou peut-être rien.
Possession, lente et malade signature.
Rester, juste rester
au milieu de soi
le plus nu possible.
Le temps tressaute
sous les doigts pliés,
l’enfermement
ne sera jamais la réponse.
Défaites vous
La maison porte son cœur d’automne, alenti sous une pluie fine poudrant les fenêtres sans un bruit. Dehors un gris têtu arase le jardin de son absence de roux, de lumière, de nuance. Ne brillent plus qu’un reste de vert mouillé, un arbre malheureux, les fleurs orphelines.
À l’étirement des heures on mesure combien la lenteur s’invite , jusque dans les odeurs. La saison se veut longue de parfums qui s’attardent : flambée difficile à prendre, gelée de coings, gouttes note à note avant la cuisson finale, patates d’entre chien et loup dont la robe épluchée forme un tas terreux. Ce long déshabillage laisse à la peau une senteur de jardin, un relent de rivière, d’humus, d’herbe tombée. Bientôt la soupe gagnera les narines.
Entrez, défaites vous.
Comme elle semble désuète, cette invite. Qui dit encore cela ? Pourtant, quelle justesse.
Entrez, posez le lourd, larguez les failles, les regrets, le pesant ou la honte, et prenez, prenez tout, la flamme, les senteurs, les pluches, le luxe du temps qui passe en conscience. Défaites-vous de la vie qui presse, du pas de l’hiver juste au milieu de la lumière, colmatez les morsures, posez-vous dans le calme des choses. La cheminée raconte, les murs boivent, le thé a rejoint la lenteur du reste, infuse joliment.
Défaites vous.
La fenêtre voilée, miroir, accueille la lampe ronde en écho et fait du tas de bois un porte-fruit étrange. Schubert s’est invité. Ses notes disent, la réponse fredonne. On s’entend bien tous les deux. L’automne au piano sonne comme un avril. Les souvenirs peuvent se pointer, la mélancolie se faire les griffes. Rien ne prendra que la vie du moment, le vague sourire du gris qui ne pense pas à mal en s’attardant dehors. Posez vos gris à vous sur celui-ci, laissez-vous voler par sa bienveillance. Il suffit de regarder dehors depuis ce dedans qui balance et suspend par la bouche, les oreilles, le nez, l’être qui regarde, écoute, déguste ces silences dans une journée d’automne indéfinie, où il ne se passe pas grand chose.
Mais voici : ce pays-là est tout le contraire de rien.
Petit Atlas
Tendre vers tant de légèreté
Qu'on pourrait provoquer
D'un battement de cils
Sa propre assomption.
Soulève de tes épaules le plomb du monde
Démets-toi du poids de la terre
Vole, petit Atlas.
Regarder la ville
Regardez la ville : il y a foule, et personne. Les marcheurs cadencent leur présence lacunaire, il semble que le trottoir roule sous leurs pieds. La houle de chaussures avance, vers quelle dévoration ? Le ciel témoin saisit l’errance ; il relève du couvercle plus que de l’altitude. Un soleil flou pâlit sa couleur safran, les nuages glissent comme le fait le ruban des passeurs, en bas.
Aucun partage dans cette mouvance, juste la reptation pressée, l’infinité des buts, le poids des divergences. Seul bien commun : l’indifférence. La vie est là, ni simple ni tranquille… Cette foison d’humains qui ne regarde pas, mais toise, il m’arrive de l’habiter. Je suis moi aussi de ceux du serpent, ceux de la vague. Sans nom qui vont plus ou moins droit avec une étoile au cœur, un port, un rocher, un paysage, une maison, une enfance. Une vie ignorée des autres transparences.
Que disent ces rues avides, ces bouches de métro goinfrées dont l’appétit ne faiblit pas à avaler la mouvance humaine jusque tard dans la nuit ? Ils racontent quoi, les phares, les klaxons, les pétarades, les cris, le grand murmure qui hurle sur les façades, résonne aux portes cochères, gardiennes dérisoires aux digicodes portés comme des bijoux pas chers ?
Pour peu que la pluie s’invite, le reflet part des pieds et le serpent navigue à l’envers, sans même qu’il le sache vraiment. Que faire de ces antipodes aux semelles, si ce n’est marcher comme des danseurs, pour un pas de deux, de dix, de mille, avec l’eau redoutée dont on craint le sourire au bas des pantalons ?
Vague et ondule, ruban d’enfer.
Le ciel est là, pourtant, même pointillé de cheminées, brodé de toitures, affadi d’enseignes. Le ciel est là, éparpillé. Comme une nuit cachée git un bout de lui dans chaque poche.
L'ombre-aile
Aimer le monde au bouclé du bruit des fontaines, lever des cercles d'or qui dévorent l'espace jusqu'au bord. Tu le fais avec la lumière qui géométrise ta paume ; cette main de délicatesse où les tirets s'impriment, intrigants dans leur fixité. Le silence léger qui danse dans ta voix inonde le regard, cherche quelle langue parle ce reflet là : tu la comprendras d'où qu'elle vienne.
Un pan de jour haché te couronne à ton insu. La vérité, ce sont tes doigts, abris fragiles pour ces bijoux étranges. Tu les cloues du regard. Ta sagesse d'enfant sait qu'ils ne dureront pas.
Plus tard, toi partie pour trop longtemps, la lumière reviendra mais, sans sa compagne de jeu, prendra d'autres reliefs. L'ange à fossette s'est envolé.
Ne reste plus que moi, dans son ombre-aile.