Dresseur de gouffres
A Rudy.
Voilà un petit collage pour illustrer notre devise, tu sais : "nous deux contre le monde entier".
J'avais écrit cela dans le premier écrit que tu as inspiré, cet "enfant-lumière" qui a eu plusieurs vie, ce qui pour moi est une grande fierté.
Rudy, mes mots sans toi seraient différents. Ils existeraient, bien sûr : la vie veut qu'on soit verticaux, debouts, prêts à en découdre ; mes armes dans ce combat, ma plaie quand ils boudent, le rire de la vie quand ils viennent tout seuls, même pour dire les choses tristes, c'est eux. Mais tu les inspire souvent. Parfois, sans le savoir, tu leur dis où ils doivent aller.
Ma chance est de les apprivoiser, et qu'ils demeurent accessibles. Et comme ils ne se laissent pas faire avec toi, je mesure chaque jour, puisque même sans le téléphone il y a un fil entre nous, cette rage qui est la tienne à en user quand même, à créer au delà de l'effort, à tisser des phrases avec ces salopards qui fuient, se cachent, te narguent.
Comment tu leur mets la misère, à ces racailles qui ne se laissent pas approcher ! Et qu'ils sont beaux ces indisciplinés quand tu les dresses, et façonnes avec des choses très belles, nées de ta différence, des cadeaux qu'elle te fait. Sans ces mots que tu domptes, et de mieux en mieux, ta sensibilité distributrice automatique de chagrins t'enfermerait. Mais tu gagnes ce combat et elle te grandit.
Elle nous grandit.
L'amour t'aide, depuis un temps. L'amour de quelqu'un qui n'est pas ta mère, ta soeur, ton parrain, moi, les amis, la famille. Un regard neuf, une main-gomme.
Car au delà des chagrins multiples que toute vie collectionne, il y eut le rasoir du rejet que tu as failli payer cher. Alors, qu'as-tu fait de ce serpent ?
Tu l'as appelé Poésie et tu lui as tordu le cou.
C'est bien.
Continue de dire des choses avec tes mots à toi, ta façon à toi, ta seule musique. Les tutélaires ne sont pas loin, et non des moindres. Quand on vibre comme tu le fais, à Brel, Brassens, Ferrat, Leprest, Moustaki, il me semble que l'appel vers la beauté des mots n'est plus à prouver.
Les gouffres ne partiront pas comme ça, ils restent présents en chacun de nous. Mais reste sur la piste, dans la lumière, cette flaque ronde qui suit tous tes mouvements. Il y a ce cercle de feu que tu tiens bien en main, et tu les fais passer au travers.
Salut, dresseur.
Couvercle-ciel
Couvercle-ciel
Sous les flaques
Gravée aux semelles
L’attente
Fait parler tout le corps
À l’envers.
Le chant des toits traversés de murmures
Ta main sûre
Paume refuge
L’eau de ton regard-source
Tu me faisais
Douceur d’attache
Une cour intérieure
Chaque fois que tu poses les yeux sur quelque chose de moi
J’accepte
Écrits d'écrits
Aimer un livre et le faire savoir n’est pas chose aisée, quand on connaît l’auteur ; encore que ce terme de « connaître » s’avère inapproprié, une vie n’y suffit pas toujours. Mais voilà : dès que nous nous lûmes, nous nous plûmes, et ceci se conforta quand nous nous appelâmes, puis nous vîmes.
Oui.
Si l’on me demande etc… je répondrai… parce que c’est lui etc…
Qu’on se rassure, j’entends développer.
La poésie d’Eric Costan n’est pas de celle qui s’apprivoise : elle vous saute au nez. Parce qu’elle incarne la vie même. Lorsque la seule réponse est demain parle de déchirures, d’amour heureux ou pas, de nature, de magie, aussi – Ah, le poids léger de Corto Maltese, du jazz, des odeurs de terre d’où se relèvent des pas quasi elfiques- bref, la question à laquelle le mot demain répond est la plus vieille qui soit au creux de l’âme humaine.
C’est aussi, et beaucoup, une poésie de ruptures. Ruptures de ton qui promènent le lecteur d’un pôle à l’autre en très peu de mots :
Les fleurs, les soleils, les sourires
Les gelées noires ont tout bruni
Et plus loin :
Parfois du bleu sous la fenêtre
Et toujours
Toujours la musique
On se pose un peu, on respire, et puis :
J’attends sous ma cendre
Pense à souffler
De temps en temps
Nombreuses sont ces alternances, comme si la sérénité n’émergeait qu’au prix de cassures. Mais réfléchissons deux secondes en comptant large : n’est-ce pas le cas de toute vie ?
Gardons-nous malgré cela de croire que la noirceur domine un recueil qui compte surtout des perles de sensibilité, selon un fil déroulé à même la peau de l’auteur, à même sa substance profonde, au plus près de sa tripe. Ce livre est un chemin où le marcheur est visible, audible, presque palpable y compris quand il parle de désincarnation :
C’est pourtant léger, les rêves
Épinglés à chaque épaule
Ils trouvent toujours un ascendant
La femme rêvaimée, la femme tout court, mi-ombre, mi-fée, mi-sorcière (trois « mi » font plus qu’un tout, et alors ?) passe en laissant ses cailloux sur le fil du livre, funambule redoutable et légère :
J’ai toujours voulu rester
Le fils du ruisseau
Et ne penser qu’à toi
Plus loin, le rêve :
…Et nous ensellés
Baobab l’un de l’autre
Enfin
Puis vient l’ambivalence :
Une fois, juste une fois,
Menace-moi d’amour
Le livre est un vivant écho de terre et de ciel, tissé de mots lumineux où chacun peut puiser une énergie, un sourire, un trait de beauté bon à boire. Ce sont les mots de quelqu’un qui sait écrire un jardin et plante avec talent sa poésie au cœur du lecteur-terreau. Sans OGM. Car…
Tout n’était qu’un pourtant
J’étais le père de milliers de vies
Jardin après jardin
Son blog : http://ericcostan.over-blog.com/
Vogue vague
J’avance sans savoir, comme on vogue. Il bruine doux sur ma vacuité, et j’imagine qu’il pourrait suffire d’élever une main pour que le monde fasse silence, sans même un murmure de rivière, une brise feuillue, un pépiement. Mais il resterait les vivants, leur respiration ensemble, cette chorale sifflante soudée par la peur et le besoin de faire savoir. Si la terre n’oppose plus d’écho, à qui pourrions-nous dire « nous sommes là » ?
Une maison longée et voilà que l’averse habille une fenêtre en robe de gouttes. Le parapluie rougeoie mon ciel ; il est pourpre, la pluie le métallise en chute serrée que son arc déployé empêche de m’atteindre. Dans le fossé un escargot dépose des traces diamantées sur un chemin tortueux comme l’intérieur d’une noix. Plus haut, une toile écartelée : l’eau si dure au tissu caresse à peine, décore gratis pro deo la toile. Ces perles inestimables ne dureront pas.
Le fil d’araignée d’une vie compte des détours compliqués, et trop de proies.
Ou pas assez.
Ces pierres de lune sur la toile sont autant de clés des merveilles, abords minuscules d’un monde hors les mailles.
À portée d’inaccessible.
Écrits d'écrits
J’aimais Courbet, sans être extasiée devant toute ses toiles. « L’enterrement à Ornans », par exemple, me semblait glaçant : trop grande technique, personnages figés, étrangeté du chien...
Pourtant, ses autoportraits, certains paysages, les abîmes de "L’origine du monde" me touchaient. Alors, me direz-vous, en quel honneur cet imparfait ? La réponse s’insinue avec malice dans la question ; quand il se trouve un « avant » s’ensuit, en toute logique, un « après ».
Un livre, ici, tient lieu de frontière : celui de Pierre PERRIN, qui ouvre Courbet aux yeux du lecteur à une densité, un relief, une épaisseur d’homme dont j’ignorais tout. Or, c’est le regard d’une femme, sa compagne de quatorze années et la mère de son unique garçon, qui en dessine les contours. Ce qui fait du livre non pas une biographie comme toute personne publique en compte au moins une ou deux, (Ah, Cioran : Il est frappant de constater que la perspective d’un biographe n’a jamais dispensé personne d’avoir une vie ) mais un roman dont tous les personnages ont existé.
Voilà qui n’a plus rien à voir.
Ce livre, je l’ai lu juste après ma rencontre avec l’auteur. Enchaînement d’agréables circonstances, je l’ai glissé dans une valise pour gagner un lieu que j’aime, et ouvert en toute béatitude avec, pas loin, le bruit des vagues. Toutes choses à quoi un lecteur friand de savoir ce que pense la « chroniqueuse » du livre en question se doit d’opposer une parfaite indifférence.
Désolée, mais tout compte.
L'ayant entendue peu avant, sa voix naviguait à mes côtés.
Le style de Pierre PERRIN est certes reconnaissable — c’est pour moi un compliment, qui signifie qu’on a ses mots à soi, sa petite musique, sa signature — et ce qui en fait le prix tient d’une sécheresse frisant le dépouillement, sans jamais perdre une once de chaleur ou de sensibilité. Il suffit de lire « Une mère, le cri retenu » pour s’en convaincre, où les choses heureuses comme douloureuses sont évoquées avec une clarté distanciée, la plume trempée dans les blessures anciennes sans complaisance ni étalage. Ce qui n’exclut pas la douleur.
Ce « Modèle oublié », cette femme certes plus âgée qu’un amant qui ne voulut jamais l’épouser, ne la présenta à aucun moment à sa famille pour avoir la paix sans doute auprès de deux sœurs possessives dont l’une franchement bigote, oui, cette lumineuse Virginie Binet est le personnage principal d’un livre dont le premier d’entre eux est l’homme qu’elle aime en dépit de ses fugues régulières en pays d’Ornans, de ses déclarations fracassantes sur la bourgeoisie alors même qu’homme d’affaire plutôt malin et reconnu comme talent de son vivant, il n’entre pas dans l’archétype du peintre maudit qui meurt de faim…
Virginie, tendrement surnommée parfois Vigie par son homme, n’est pas ressuscitée ici par le seul vouloir d’un écrivain. C’est aussi celui d’un conteur. Ce récit battant au présent tout du long, émeut, encolère (quel rustre, quel ingrat, quel grand bavard, quel égotiste que ce Courbet !) bouleverse par la vie douloureuse de Virginie, plus lettrée que son homme, sans doute plus fine, sûrement plus humaine… Mais soudain, au détour d’une page, Courbet se « pastellise » si l’on ose cette image à propos d’un peintre. Et jaillit une scène d’atelier pleine de véracité.
« Il lui arrive, non pas de garder Émile, mais de le tolérer, tout emmailloté, quand sa mère doit sortir. (…) La nature respire et gigote à ses pieds, entre ses bras. La moindre observation enchante le père. Quand le petit ne s’agrippe pas à tout ce qui est à sa portée, il tient assis presque correctement. Ses doigts sont pleins de force. Gustave lui trouve déjà de l’intelligence dans sa façon de saisir un pinceau, d’approcher la palette.
(…)
La couche pleine ne rebute pas le père qui n’a jamais craint les bouses dans l’étable. Il tarde à Gustave de conduire l’enfant sur ses sentiers. Il rêve de lui faire courir les lièvres et mille senteurs.
Un peu plus loin, une courte phrase qui dit beaucoup :
L’enfant espère ; l’adulte réalise ; le vieillard s’éloigne.
Ces moments d’attendrissement paternels prêtés à Courbet par l’auteur sortent tout droit de son regard à elle, de son cœur aimant à elle, de sa capacité à faire face, quoiqu’il advienne. Ce modèle oublié est tout sauf oubliable, présente qu’elle est y compris dans les passages où la vie de Courbet s’articule sans elle, soit pendant de longues absences de sa part à lui, soit parce qu’elle l’a enfin quitté. La privation de son enfant broie le cœur du père, qui s’en remet puisqu’il ne demandera jamais à le voir. Mais ce petit garçon, qui certes va grandir, mourra en jeune adulte, cette émanation de sa mère « Vigie » sur des vagues bien dures à elle comme à lui, prend au fil de ce récit un relief inusité ; une vie, une vraie, au-delà de maigres traces d’État Civil.
Je me garderais d’insulter le talent de Pierre PERRIN en reprenant pour son compte la phrase hypothétique de Flaubert sur madame BOVARY. Mais s’il n’est pas Virginie Binet, elle lui doit le vif avec laquelle sa robe passe dans le livre, sa nudité triomphante de femme aimée et désirée malgré tout, sa façon de ne jamais cesser d’être libre envers et contre la société de son époque. Elle lui doit la grâce décrite à l’économie et pourtant si visible, si palpable ne serait-ce que dans la toile sur la première de couverture. Il faut ici en remercier le talent de Pierre, bien sûr, mais aussi sa justesse d’homme amoureux du féminin, et y trouvant des échos dans sa propre vue des choses. C’est ce jeu de miroirs qui donne toute sa force au livre.
Maintenant, Vigie veille, et les toiles où elle figure n’ont pas tout-à-fait la même lumière.