Petite chronique des grandes hontes -21- honte soldatesque et... MASH
Cette grande honte sera perçue de façon plus aiguë par les cinéphiles en général, et ceux qui ont vu "M.A.S.H." de Robert Altman en particulier. Mais que les non-initiés se rassurent : elle peut se comprendre sans. Hélas.
Je ne reviendrai pas sur mon passé professionnel hospitalo-gériatrique, où j’œuvrais au service de Communication de l’établissement.
Des raisons d’une importance capitale pour l’ordre mondial m’échappant aujourd’hui de la façon la plus opaque m’avaient rapprochée du service de Communication du Fort d’Ivry, situé sur les hauteurs et dominant de sa discrète majesté les locaux en partie historique de l’ex Hospice des Incurables devenu depuis les années 1970 l’hôpital Charles Foix parce que « Hospice des Incurables » n’était pas assez allègre, et nuisait au côté sans doute primesautier qu’eussent du ressentir les patients venus pour y mourir.
Mais là n’est pas la question, je poursuis.
De quelques coups de fils courtois émergea un projet de rencontre à l’heure benoîte du café, au Fort même, avec visite informative et rafraîchissements de bienvenue. Les Archives du Fort constituaient une mine — sans jeu de mots — pour votre servante dont l’un des travaux en cours, et celui-ci me passionnait, était une brochure sur l’histoire de l’hôpital.
Il fut convenu que nous nous y rendrions à trois, le Patron, un de ses adjoints, et moi-même.
Au jour dit, la matinée fut riante et comme un bonheur n’arrive jamais seul, le Directeur nous proposa de déjeuner dans un restaurant où se pratiquait une cuisine bonne enfant avec vin à l’avenant. Je connaissais et appréciais ce charmant bistrot parce que j’y buvais souvent mon premier café après avoir déposé la Chair de ma Chair à l’école communale, juste en face. Qui plus est, le Fort se situait à un saut de grenouille. J’acceptai donc la proposition avec enthousiasme sachant que :
- J’allais déjeuner, ce qui n’était pas toujours le cas.
- Le patron étant des nôtres, pas à regarder la montre, sauf à se pointer à l’heure auprès des Militaires car enfin, on a sa fierté.
Joie supplémentaire, nous quittâmes nos bureaux respectifs vers midi quinze, pour un rendez-vous avec l’armée française à quatorze heures. Ce qui nous laissait un créneau suffisant pour déguster dans la paix de l’âme une blanquette à l’ancienne (de ça je me souviens avec limpidité allez savoir pourquoi) la bonne et belle tarte alsacienne aux myrtilles qui suivait, non sans avoir pioché préalablement dans l’assiette de fromages commandée exprès par le bienveillant Patron pour qu’on partage. C’était un bon Patron.
Cerise sur le gâteau soldatesque, l’un des membres du trio était un ami dont le hasard des nominations avait voulu que nous nous retrouvassions à Ivry au sein de la même équipe. On s’adorait depuis de longues années, parce qu’il était cultivé, séducteur, roux flamboyant et follement drôle. Dominique, je te salue, où que tu sois.
Nous profitâmes donc de façon exquise autant que collégiale du temps, de la cuisine, de la boisson... Bref, à la fin du repas, les humeurs directoriales et corollaires étaient au beau-fixe. La vie s’en trouvait belle et le Chateauneuf aidait beaucoup à notre ressenti…
Je ne me souviens plus qui émit l’idée du pousse-café, mais enfin elle fut émise, et validée avec un allant commun. Puis, l’addition honorée et le temps venu, il fallut prendre congé. « On lève le camp » dit le Boss. Moyennant quoi, joignant le geste à la parole d’un élan un peu trop martial (la perspective du Fort, sans doute), il fit tomber sa chaise avec fracas.
Nous sortîmes de l’estaminet en pleurant de rire, ce qui annonçait un après-midi moins morne que d’ordinaire.
Pour résumer, nous partîmes à trois, et sans aucun renfort, nous nous vîmes joyeux en arrivant au Fort.
Très joyeux.
Vraiment très.
Hilare, même.
Le Patron restait digne, mais pour moi qui le pratiquais depuis un moment je voyais bien que ça lui demandait de l’énergie.
Je balance, mais il y a prescription.
Le galonné et néanmoins poli chargé de Communication du Fort d’Ivry a dû penser que les hospitaliers avaient un truc différent des autres : yeux plus brillants, teint érubescent, verbe haut. Pourtant au début, tout se passa bien.
Jusqu’à la Surprise.
Un bref documentaire sur le mérite de l’Armée Française et son utilité dans différentes situations, différents pays, faisant partie du parcours initiatique; nous nous assîmes donc dans une petite salle de projection où le noir tombait artistement.
Lors, sonnez buccins, le film commence.
Je confesse ne pas me souvenir de grand-chose, sinon d’uniformes (c’était bien le moins) d’hommes et de femmes avec des trucs dorés sur les épaules, d’hélicos. Au milieu, un plan fixe sur un studio d’enregistrement et je comprends que l’armée française a une radio en Serbie. Ils sont deux, casque audio sur les oreilles et sérieux comme des papes : une femme flammée de blondeur sur le bleu-marine, et un jeune homme sanglé dans une tenue un poil trop petite — l’armée nourrit ses hommes, que diantre — qui parlent dans un micro.
Je suis lovée dans mon fauteuil, en pleine redescente post-Cognac, flanquée à ma droite par mon aimable Boss, à ma gauche par mon pote que je devine, de profil, concentré pour avoir l’air de comprendre ce qui se passe. Sauf que je le connais assez pour savoir qu’il n’y comprend rien et s’en fout.
Soudain, le Patron se penche vers moi, puis croyant murmurer désigne d’un menton viril l’animatrice radio sur l’écran et brame :
— Vous ne trouvez pas qu’elle ressemble à LÈvres - en - Feu, dans « M.A.S.H ? »
Je l’ai dit, la salle est petite, les gens du fort sont à portée de fusil, si j’ose l’image. Mais tout m’échappe et j’opine en éclatant. Dominique à ma gauche, grandiose ici comme partout, acquiesce en essayant de garder un sérieux en loque et répond « tout-à-fait » comme s’il enterrait sa mère. Après quoi… il explose. Du coup je pouffe derechef articulant un « Pffff » dont l’effet est de projeter de fines gouttelettes de bave aux particules irisées visibles dans la demi-pénombre de la salle de projection.
On n’a plus jamais visité le Fort. Chaque fois que j’ai proposé de venir chercher des clichés intéressants pour la brochure, ils me les ont fait parvenir avec une rapidité qui les honore.
Par coursier.
Prague, fenêtres sur jour. Ou presque
C'est un moment où la lumière joue sur les fenêtres, dore le bleu, déforme le jaune, s'amuse à poser des torsions sous les sourcils martiaux, coraliens, disciplinés, des vitres aux rectangles sévères. Mais la lumière s'en tape, de la rectitude. Et elle a raison.
La poésie, c'est d'abord une désobéissance.
Fenêtres sœurs chapeautées pointues, êtres étranges dont l’incongruité se perd comme les regards. Aucun ne va dans la même direction. Saint-Éxupéry en concevrait sans doute quelque irritation. Au-dessus, les triangles aux airs de pénitents surveillent les rectangles des étages inférieurs.
La lumière s’applique à son devoir de géométrie… en s’absentant. C'est un jour où sévit la rigueur.
La folie n'en accepte aucune, ou seulement celle qu’elle se choisit.
"Je reviendrai plus tard", dit-elle.
C'est autre chose que la nuit qui te grillage, toi.
C'est autre chose que le soir qui te ferme aux regards.
C'est autre chose que la ville qui t'endort sous l'ombre d'un passage où nul, justement, ne passe.
Sauf moi.
Pendant quelques courtes minutes, tu m'appartiens.
Voilà qui t'institues deux fois prisonnière.
Fenêtre sur autre chose que la nuit, fenêtre sur quelque chose qui n'est jamais le jour.
La sirène enrhumée
Dessin : Françoise PAGNON
Au plus profond du plus profond des océans, très loin sous la mer, vivait une adorable petite sirène, blonde. Elle habitait avec ses sœurs dans un palais d’écume, et soignait avec amour son jardin de coquillages où nageaient des poissons aux couleurs magnifiques.
Par-dessus tout elle aimait les étés très chauds où le soleil brillait si fort à la surface qu’on voyait mille paillettes d’or danser devant sa maison. C’était si beau ce ballet de lumières et de bulles mélangées. Les poissons adoraient jouer avec parce que ça leur chatouillait le ventre.
Bien sûr, il faut être sirène pour entendre un poisson rigoler. Nous on vit ailleurs, les deux pieds posés sur la terre. Respirer sous l’eau sans de grosses bouteilles sur le dos, on ne peut pas.
C’est pour cela, d’ailleurs, que la petite sirène était ravie d’en être une : humaine, avec deux jambes, elle n’aurait plus entendu les poissons et ça lui aurait manqué. Une de ses cousines, tombée bêtement amoureuse d’un prince naufragé avait commis le pire : demander par magie de devenir femme. Tout ça pour qu’à la fin, le prince en épouse une autre.
C’était nul.
Tout aurait été parfait, dans son petit monde aquatique, si la pauvre enfant n’avait souffert d’un inconvénient extrêmement gênant quand on vit dans les profondeurs où les eaux sont plutôt fraîches.
Frileuse, elle était tout le temps enrhumée.
C’est un petit rien du tout, un rhume. Mais imagine, dans l’eau ! Quand elle éternuait, ce qui lui arrivait 2158 fois par jours, il y avait tellement de bulles qu’elle n’y voyait plus rien pendant quelques minutes. Après quoi, tous les poissons rappliquaient en masse pour se faire chatouiller le ventre.
Elle avait tout essayé pour se soigner : le cataplasme d’huîtres, l’infusion de pétoncles, l’inhalation de coquille Saint-Jacques, le jus de homard, jusqu’à l’extrait de langoustine macéré dans des peaux d’oursin. Pour rien. Et porter un gilet dans l’eau, vu qu’il est toujours mouillé…
En plus, songea-t-elle entre deux éternuements particulièrement violents, en plus, ça me donne tout le temps le nez rouge, et je suis affreuse ».
Elle n’était pas affreuse du tout, bien sûr ; mais un nez rouge n’arrange personne.
Un jour, elle en eut vraiment assez, et décida de partir vers d’autres mers lointaines, pour trouver de l’aide, ou, peut-être, un endroit plus chaud, sans courant glacial qui vous transperce les écailles. Elle nagea si longtemps qu’elle finit par s’endormir fort tard dans la nuit, épuisée, sur un matelas d’algues brunes et moelleuses. Quelques poissons insomniaques vinrent nager à côté d’elles pendant son sommeil. Ils notèrent au passage qu’elle ronflait à mort, mais la pauvrette n’en savait rien, personne n’ayant pu le lui dire ; elle dormait toujours toute seule dans sa chambre d’écume.
De petits poissons bleus jouèrent un peu avec ses cheveux, puis repartirent, en prenant soin de ne pas troubler son sommeil. Elle s’éveilla le lendemain fraîche et dispose, but un petit jus de coquillage frais et se remit en route, d’un mouvement ondulant tout à fait gracieux. A mesure qu’elle avançait, elle voyait que les poissons changeaient d’aspect, de couleurs. Les bleus étaient plus profonds, les verts plus éclatants, les jaunes plus aveuglants. Certains d’entre eux avaient des formes qu’elle n’avait jamais vues. Quand ils la croisaient, ils lui faisaient un petit clin d’œil, en plus.
Sympa.
D’autres lui envoyaient un tortillon d’amitié, avec leur nageoire. Certains la regardaient avec des yeux étonnés, et s’éloignaient en pensant : « curieuse baleine. » Bref, elle s’amusait beaucoup et il lui fallut un certain temps pour réaliser qu’elle éternuait déjà un peu moins.
Vibrante d’espoir, elle trouva le soir un autre lit douillet sur une mousse verte et mouvante. Là encore elle s’endormit d’un sommeil profond, sans voir une flopée de poissons minuscules sortir en ronchonnant des plis de roches alentour. C’est qu’elle ronflait comme une hélice.
Elle poursuivit sa route ainsi, plusieurs jours durant, nageant tant et tant qu’elle finit par atteindre un lagon, près d’une île lointaine où il fait chaud toute l’année. L’eau y était délicieuse, tiède, à peine si l’on sentait à la surface une brise si légère que pour un peu elle aurait bien passé sa tête au- dessus des flots, juste pour voir. Mais elle avait trop peur des hommes.
De gros poissons jouaient autour d’elle, ils avaient une voix beaucoup plus grave que ceux de chez elle, et s’exprimaient avec un léger accent, chaud comme tout le reste.
Elle eut très envie d’être leur amie, et imagina d’éternuer pour qu’ils puissent jouer à se chatouiller le ventre. Hélas, rien à faire. Jamais elle n’avait aussi bien respiré. Ses narines étaient dégagées jusqu’aux sourcils.
Heureusement, les gentils poissons aux grosses voix l’aidèrent à reconstruire une maison, un jardin de coquillages. Ils jouèrent ensemble à tout un tas de jeux.
Pourtant il existait dans ce paradis de tiédeur un danger terrible : les requins. Alors ?
La petite sirène vit maintenant heureuse avec ses nouveaux grands amis, et n’a plus jamais de rhume. Quant à ses nouveaux grands amis, ils ne la laisseraient repartir pour rien au monde.
Elle ronfle tellement fort qu’aucun requin n’ose plus s’approcher.