Ulysse et moi - La nuit en couleurs
Ulysse et moi - La nuit en couleurs
C'est l'homme aux mille tours, Muse, qu'il faut me dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d'hommes et connut leur esprit, Celui qui sur les mers, passa par tant d'angoisses, en luttant...
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Ulysse et moi
C'est l'homme aux mille tours, Muse, qu'il faut me dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d'hommes et connut leur esprit, Celui qui sur les mers, passa par tant d'angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses gens.
Tombée. Je suis tombée il y a bien des années, quarante exactement, en Odysséite aiguë. A peine lue l'invocation à la muse qui en fait l'ouverture, je voguais, je volais, je souffrais avec Ulysse, Odysseus en grec, héros aux mille ruses et aux mille tourments, qui ne touche son sol aimé qu'après dix ans de guerre suivis de dix ans d'errance. Les dieux grecs, si humains et avouons le, passablement étriqués, se disputent le droit de le protéger ou celui de lui nuire. J'aimais Athéna parce qu'elle l'aimait, lui. Poséidon par contre... Dieu plutôt remonté, (il est vrai que mon héros trucide son fils, il y a de quoi générer un rien de rancune) qui laboure d'un trident irritable les flots dont il obtient, évidemment, ce qu'il veut.
Pour peu qu' Eole veuille jouer aussi en libérant les vents...
Lors de cette quête palpitante je fis non seulement la connaissance d' un homme, mais aussi celle d'une langue. Des mots de cristal, chantants, incantatoires, des images de feux, des dieux tangibles et je le répète, si humains que leur divinité apparaissait relative, sauf dans la colère. Qu'un dieu grec s'agace, et les flots se soulèvent, les roches vomissent, les morts tombent sous les traits d'un archer divin, d'une déesse jalouse comme la dernière des épicières. Le sentiment est le même, seules diffèrent les conséquences...
Une phrase, un mot, définissaient ces démiurges accessibles, ces héros solidement plantés dans l'imaginaire alors même qu'ils ne sont jamais décrits, ou si peu. Ulysse aux mille tours, Pénélope au beau voile, Aurore aux doigts de rose, Héra aux yeux de génisse, Athéna aux yeux pers... La mer elle-même, imprévisible et grosse de tous les dangers, se qualifie de mots constants, et l'une de ces appositions ne laissait pas de m'intriguer : les vagues vineuses, les flots couleur de vin.
Ce fut donc une histoire immémoriale en livre de poche qui me donna l'envie de connaître la langue initiale, la langue mère féconde d'où jaillissaient en précieuse source la beauté de ce récit, mais aussi (pas tout-à-fait, mais je l’apprendrais plus tard) celle des dialogues de Platon, d'Aristote... Dans ces mots dont les caractères nous semblaient, à nous élèves besogneux, si éloignés des nôtres, vivaient rien moins que des récits lourds de rêves et les bases de toute la pensée occidentale. Excusez du peu. Ainsi ces années bénies m'ouvrirent des cieux immenses, me rendant familiers, si peu que ce fût, Socrate ou les perses, Aristophane, quelques autres.
A noter : cette béatitude scolaire possédait toutefois ses limites : je scintillais nettement moins en math et physique.
Malgré tout le talent d'une enseignante à laquelle je pense encore aujourd'hui, en dépit de l'éclairage apporté par une lecture "dans le texte" (ici, les guillemets s'imposent: le Bailly, dictionnaire indispensable à l'helléniste en herbe, s'ouvrait fort souvent pendant l'exercice de version collective) un mystère demeurait : pourquoi "la mer couleur de vin", les vagues "vineuses" ? Les flots grecs, bénis des dieux, possédaient ils cette couleur du fait d'une improbable bénédiction dionysiaque ? Homère censé être aveugle s'autorisait-il une licence poétique par ignorance ? Coquille ?
L'existence même d'Homère est sujette à caution. Alors ?
Erreur d'un besogneux anonyme bourré à mort ?
Bien des années plus tard, il me fut donné, enfin, de pouvoir me rendre en Grèce, pour un séjour béni à deux gravé dans ma mémoire. J'avais sur moi, bien sûr, l'Odyssée, en édition de poche, traduction de Victor Bérard, celle de mes treize ans. On commençait à voir au travers, mais voilà, c'était mon livre, lu et relu. J'étais sur le pont d'un bateau qui m'emportait d'une île à l'autre. J'ai tourné les pages avec volupté, parce que sur cette mer-là, les mots prenaient encore un relief nouveau, Ulysse tout près souriait par-dessus mon épaule. Vous souriez aussi ? Je vous en prie, j'assume parfaitement mes rêves.
Je lisais, malgré une lumière un peu déclinante, sous un soleil encore tiède, et le bruit du moteur, des vagues projetées hors du sillon, le visage un peu salé.
...Nous atteignons enfin le navire et la mer. On remet le croiseur à la vague divine et, dans la coque noire, on charge mâts et voiles. Les bêtes embarquées, nous aussi nous montons. Pour pousser le navire à la proue azurée, la déesse bouclée, la terrible Circé, douée de voix humaine, nous envoie un vaillant compagnon dans la brise, qui va gonfler nos voiles, et quand à bord on a rangé tous les agrès, on n'a plus qu'à s'asseoir et qu'à laisser mener le vent et le pilote.
Je voguais, doublement.
Alors, levant le nez pour regarder la mer, j'ai compris.
Les flots se paraient d'un violet sombre.
J'ai voyagé depuis, sous des cieux différents, vogué sur d'autres mers. Aucune de cette couleur particulière, cette pourpre foncée reçue à plein cœur, à pleine peau. Enfin.
J'ai aimé ce moment de lecture vivante, la rencontre lumineuse entre les mots et l'image terrienne de leur naissance, la fin de l'interrogation.
J'ai aimé la réponse d'Ulysse.
Nommez vous - La nuit en couleurs
Nommez vous - La nuit en couleurs
Désorientable À merci La ligne de suite est sans fin Elle trace Quelle émergence au coeur de nuit, quelle fraction, je ne sais pas. J'en compte un si grand nombre Alors que je n'ai pas encore vieilli. La route me dévore, elle ne m'attend plus. Le temps...
Nommez vous
Désorientable
À merci
La ligne de suite est sans fin
Elle trace
Quelle émergence au coeur de nuit, quelle fraction, je ne sais pas.
J'en compte un si grand nombre
Alors que je n'ai pas encore vieilli.
La route me dévore, elle ne m'attend plus.
Le temps est l'ennemi, il va plus vite que nous, plus vite que la route elle-même.
Nommez vous, vous qui m'oubliez.
C'est sur le sang des hommes que je marche
Mes pas n'absorbent rien, sauf mon propre cri.
Le vent ne renvoie rien
Mes cheveux ne dansent pas sous sa main.
Ma voix ne transmet rien
Les chants qu'elle a nourris n'ont plus de corps.
Je souffre et cela prend du temps.
Nommez vous , vous qui m'oubliez
Dormir est une île
Comme la satiété
Comme la tiédeur
Comme un sourire hors mépris.
La terre que j'ai quittée ne prononcera plus mon nom
Nommez vous , vous qui m'oubliez
Mon enfance est trop vieille pour vous.
Petites chroniques des grandes hontes -19-
Situation : années quatre-vingt, tout début. Je suis la mère comblée d’un second petit garçon, âgé de trois ans et quelques, quand son aîné atteint ses neuf en force et en douceur. Comme je l’ai dit ailleurs, les deux ne sont pas nés de la même union. On s’en fout, mais il me faut le mentionner pour ce qui va suivre.
Comme un bonheur n’arrive jamais seul, outre mes deux merveilles mâles, j’en ai une troisième à la maison, à savoir le père du petit dernier. Avec lequel, contrairement en son temps au père du grand je vis dans le péché et dans la joie. Pas la moindre velléité de passer à la mairie pour s’épousailler l’un l’autre, on est très bien comme ça merci.
Bref, je navigue dans la joyeuse harmonie d’un foyer reconstitué qui roule. Ce que l’administration française traduit sous forme paperassière d’une logique imparable : je me trouve titulaire de DEUX livrets de famille.
Jusque-là, rien que de très ordinaire au fond. Je trouve bien normal d’apparaître sur l’un née Duchmol épouse Machin divorcée le tant mon premier enfant figurant en bonne et due place comme unique fruit d’un beau moment, ce serait à refaire je le referais mais là n’est pas le propos.
Tout comme de voir sur le second mon nom avec celui de l’autre monsieur, ainsi que le résultat d’un après-midi de langueur sous forme de ses deux prénoms suivis du patronyme. La traçabilité familiale et le souci d’exactitude sont les mamelles de notre bel État-Civil.
Pourtant...
Ce qui me hérissait le poil contestataire à l’époque, (et ce poil-là a toujours été chez moi hérissable au moindre coup de vent), c’est que tenez-vous bien, on est dans les années quatre-vingt, hein, pas au siècle de Louis XIV, eh bien or donc les deux livrets ne sont pas de la même couleur.
L’un, le livret de femme mariée –certes divorcée plus tard, mais mariée- est d’un ivoire profond, avec lettres rouges que c’est tellement classe qu’on se croirait chez Gallimard. C’est beau, élégant, noble, sobre et bien comme il faut.
L’autre, de mêmes dimensions, est du même ivoire à peine moins flambant, avec lettres... d’un vert dégueu. Parce que l’autre est un livret de famille de concubins, vous comprenez. Du coup, moins sobre noble etc...
En clair, il y a le nom des parents et celui du petit bâtard.
On en rigolait, avec le papa, parce qu’alors, l’illégitime comptait pour une part entière aux yeux de l’administration fiscale. Autrement dit, les parents vautrés dans l’union libre payaient moins d’impôts. Quand un gamin bêtement né de parents mariés voyait sa banale légitimité récompensée d’une demi-part, seulement.
Les enfants légitimes mangent moins, sans doute. Je n’ose pas croire que c’est le poids de l’ennui.
Vint un jour où dans l’hôpital que je ne présente plus, lieu de mon domicile et de ma profession, je discutai à bâtons rompus avec une assistante sociale. Elle me demande des nouvelles du petit dernier, on en vient à parler de ces aberrations de livret différencié, on cause autour d’un thé, on sort de réunion, bref on se détend dans mon douillet bureau. Comment la chose est-elle arrivée sur le tapis je n’en ai aucun souvenir (l’objet de la conversation a aujourd’hui trente-six ans, il y a prescription). Toujours est-il que mon vis-à-vis me demande avec un naturel parfait si j’ai reconnu mon fils.
Je lui réponds qu’à la maternité il avait un bracelet d’identité comme tous les nouveau-nés, ce qui provoque son hilarité. Puis elle me répète la question, en précisant pour la grande distraite à qui elle sait avoir affaire, si je l’ai reconnu à la mairie. Je suis surprise : le père comblé s’était acquitté de la formalité dans les heures qui suivaient la naissance. J’avais certes un livret vert lavasse de dépravée, mais mon petit garçon portait le nom de son papa. Pourquoi aurais-je eu besoin de...
-Vous n’êtes pas mariés, me répond-elle en femme habituée à faire du karting dans les méandres humano-administratifs. « S’il part avec ton fils sous le bras, tu n’as aucun recours. La plupart des femmes vivant maritalement s’acquittent de ça durant leur grossesse. »
Ah bon ? Cette nécessité connue apparemment de toutes les concubines de l’univers sauf moi m’était passée au-dessus. Ce soir-là, après discussion avec le papa mort de rire s’imaginant partir en catimini dans une cavale nocturne avec son rejeton sournoisement enveloppé dans des couvertures, nous décidâmes que je me rendrais quand même vite fait reconnaître cet enfant, pour notre tranquillité administrative, des fois que pour les allocs, ou autres... Le tout entre deux hoquets de rigolade, parce que l’idée de moi, sa mère, reconnaissant mon fils à la mairie d’Ivry sur Seine avait un je ne sais quoi de gouleyant. Je l’avais allaité plusieurs mois, et j’allais le reconnaître à un guichet... C’est beau, l’administration.
Quelques jours plus tard, me voici patientant donc au guichet de l’État-Civil. Deux dames, avant moi : je me félicite de la perspective, pas à attendre des heures, youkaïdi, et n’ayant rien d‘autre à faire qu’écouter à l’absence de porte, je comprends que la première vient reconnaître son enfant. Cela me fait sourire, elle aussi a dans son sac le fameux livret vert cagasse. J’ai un discret élan de solidarité, elle est mère d’un garçon âgé d’une semaine, elle est toute charmante, toute jeune, le ventre encore moumou sous la tunique, et les yeux battus. Je me dis que comme nous toutes elle a cessé de dormir depuis en gros 170 heures, bref, j’ai un sourire d’attendrissement. Puis c’est au tour de la seconde, dont je réalise qu’elle est enceinte jusqu’aux narines. Et elle vient...reconnaître l’enfant à venir, dont elle sait déjà le sexe, c’est pour bientôt, et donc l’assistante sociale d’hier avait raison, bon courage bon accouchement bonjour madame.
Je mets un temps à réaliser ; c’est à moi que la préposée s’adresse. Je lui dis d’un ton badin que je viens reconnaître etc...
La belle assurance s’est effondrée quand elle m’a demandé avec un sourire sucré : « Quel âge a votre bébé ? »
Mon bébé était déjà à la maternelle depuis un bail.
J’ai dit :
- trois ans et demi.
Elle m’a fait répéter deux fois.
Paraît que je ne parlais pas assez fort.
P.S. Le législateur, toujours vif d’esprit, a mis tout le monde en rang depuis belle lurette : les enfants nés d’union libres ne comptent plus que pour une demi-part. Tellement de gens ne se marient plus qu’il y avait manque à gagner. Quelles mœurs.