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La nuit en couleurs

Les jours différents des autres -18- FIN

Joëlle Pétillot #Carnets de guerre de mon père
Les jours différents des autres -18- FIN

A Evreux enfin je fais hospitaliser le blessé qui aura bien gagné son repos, et me prépare à reprendre mon enquête lorsque nous nous apercevons que nos montres marquent deux heures passées et que nous avons faim. Nous décidons qu’un solide casse-croûte sera autant de pris sur l’ennemi et nous nous mettons en quête d’un bistrot accueillant. Mais il n’est pas, en principe, de bistrot accueillant à Evreux, ceux-ci étant interdits à la troupe justement à cette heure-ci.

Une arrière-boutique nous reçoit pourtant, grâce à l’astuce d’un troupier indigène (indigène d’Evreux) pour qui la patronne a paraît-il des bontés. Nos fonds mis en commun nous procurent un beefsteack frites, une omelette et une salade de tomates qui, arrosés d’un honnête casse-pattes nous donnent une nouvelle vision assez suave des choses d’ici-bas.

Après quoi le Bureau de la Place, pour rester dans la tradition, nous canalise sur le Quartier Panette, caserne de cavalerie qui se présente à nous dans toute son horreur. J’y reçois une semonce de la part d’une sorte d’adjudant qui n’admet pas que j’ignore le corps d’armée dont je fais partie. Au diable son Corps d’Armée pourvu que je retrouve mon corps. Après parlementations, on nous persuade de nous adresser à l’asile d’aliénés,. Très indiqué ma foi. Cependant, ne m’attendant pas à un sens quelconque de la fantaisie de la part d’un adjudant, j’en déduis que ce n’est pas une blague. Nous reprenons notre fidèle bull-dog et cinglons vers l’asile.

C’est, en dehors d’Evreux, une suite de longs bâtiments bordés de cours plantées d’arbres surplombant des parterres de gazon. On y accède par deux allées perpendiculaires bordées de platanes. Sous l’un d’eux sont installés devant une table des sous-officiers qui inscrivent les noms et matricules des isolés qu’on concentre là au fur et à mesure des arrivées. Nous nous faisons inscrire et attendons.

Un canal borde la route où nous allons nous laver, à la grande joie des folles qui nous regardent du haut de leur mur avec une sorte d’avidité lubrique. Une grosse fille danse, retroussant ses jupes. Une autre nous envoie des baisers. L’autre bâtiment est celui des hommes où d’autres crétins jouent « à chat » pendant qu’un autre s’absorbe dans une promenade hygiénique à cloche-pied.

La foule des isolés grossit toujours, encombrant les abords de l’asile. Une tristesse angoissante s’étale, coupée en deux par ce mur qui sépare deux groupes d’humains divagants : d’un côté les éperdus, de l’autre : les perdus.

Sur le soir, on nous ravitaille de pain et de singe et on nous envoie se promener ailleurs, les foules compactes étant mauvaises pour la santé.

Ainsi nous allons nous coucher sous-bois en attendant le lendemain.

9 juin : Laissant mes hommes sous-bois, je vais aux renseignements. On ne sait rien encore. Et maintenant je rencontre un copain tout fier d’avoir pris un bain froid dans un étang voisin. J’en ferais bien autant, ma foi, et me fais indiquer le chemin à suivre.

A peine y suis-je engagé que , le nez en l’air, et me prenant le pied dans une racine, je tombe, tombent aussi les torpilles. Une voie ferrée passe non loin de là, et je suis juste dans le champ d’expérience.

A chaque explosion, je fais un petit saut sur le ventre. Après coup, ça laisse une curieuse impression, mais sur le moment, c’est plutôt désagréable.

L’alerte passe, en même temps que mon envie de bain. En remontant au cantonnement je croise un type étrange. Entièrement recouvert de boue, le casque à la main, on dirait d’un somnambule. Complètement abruti par deux torpilles successives, il ne peut que dire : « j’ai été enterré et déterré, enterré et déterré… » Ce fakirisme forcé doit évidemment produire un certain effet.

Rien de cassé, sous nos arbres. Seuls manquent deux hommes que je retrouverai plus tard. Partis se baigner (c’est contagieux ce matin) le bombardement les a surpris dans l’eau où ils ont battu, du coup, des records de plongée.

….

Ici se terminent les carnets II et III, couverts de ta belle écriture et portant le tampon du stalag. Comme tout ce qui y est décrit s’est passé avant, je pense que des notes prises sur le vif ont été reproduites sur un support fourni pendant l’enfermement. Quelques courtes heures prises sur un temps de triste abondance.

Toi le solitaire, le rêveur, le distrait, toi l’artiste à l’œil ouvert toujours prêt à happer un peu de beauté prise au monde, je pense que les souffrances endurées ont dû se trouver grandies par la promiscuité. Laquelle a quand même fourni des amitiés définitives. Plus aucun de ceux que j’ai pu connaître ne sont de ce monde à présent. Parmi eux, mon parrain, Yves Cosson. Sa présence et la tienne, dans ce coin de ciel où vous devez vous en raconter de bien bonnes, me tiennent chaud.

J’avais lu ces manuscrits, plus petite, il y a longtemps. Mais tu étais encore là, et j’avais l’impression de mettre le nez dans quelque chose qui ne m’appartenait pas, sans doute parce que tu n’en parlais jamais.

J’ai dit ailleurs ce que j’ai ressenti en te lisant maintenant, en fixant tes mots hors ton écriture, hors ta main, mais droit depuis ta tête et ton cœur de jeune homme bahuté par un monde en loques du fait de la connerie humaine. C’était bon de te retrouver.

Ça va me manquer maintenant. Mais grâce à ton autre fille, je peux toujours retrouver ton écriture vraie, celle dont j’étais si fière quand tu me faisais un mot pour l’école.

Et puis, si loin que tu sois dans cet inconnu où tu demeures, je te porte comme on porte tout grand absent, en bandoulière discrète sur tout ce qui m’agit, me bouge, me fait vivante.

A tout de suite, papa.

J'en ai jusqu'aux genoux, dit-elle

Joëlle Pétillot #Trousse-chemise

Passage des innocents

Joëlle Pétillot #poésimages
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Marcher dans cette obscurité revient à se mettre en danger, entendre les nocturnes pousser leur longue note acérée ou funèbre ; ce cri lourd de tant de douleur que la peur d’eux les a vus, en une époque supposée plus barbare que la nôtre, crucifiés aux portes des églises. Comme si tuer un seul d’entre eux revenait à effacer tous les cris de ce monde et les peurs qu’ils réveillent. Mais peut-être ignorait-on alors que la peur se réveille toujours ?  




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Les jours différents des autres -17-

Joëlle Pétillot #Carnets de guerre de mon père
Les jours différents des autres -17-

8 juin : Deux heures. Un bruit de moteur derrière nous. Un camion l’arrête dans le chemin qui conduit à notre champ. Un moment après, mon nom traversant l’ombre vient me secouer au pied d’un pommier. C’est un brigadier de la 410 qui l’a lancé après moi, pour m’avertir que la Cie déménage et que le lieutenant nous donne l’ordre de partir.

Parfait, mais je dépends maintenant d’un autre lieutenant qui ne l’entend certes pas ainsi, et je décide auparavant de l’avertir. Question de politesse. Son M.D.L. me conduit auprès de lui. Il dort sous la tente, gardé par un molosse qui me dévorerait tout cru si mon guide ne l’apaisait de la voix.

Le lieutenant a l’air plutôt mécontent, et, vaguement soupçonneux, fait comparaître par devant lui mon Brigadier pour contrôler le fait, puis décide d’envoyer auprès de son capitaine une estafette motorisée… qui part à pieds vue la noirceur de la nuit.

Longue attente. L’estafette revient enfin et nous essuyons, mon second et moi, un sévère savon. Cet ordre de départ est faux, paraît-il. Nous voilà, hélas, sous le coup d’une déshonorante suspicion. Paniquards et déserteurs, voilà ce que nous sommes. Il faut reprendre notre poste, et plus vite que ça !

L’ordre à peu près rétabli dans ma troupe, qui sentait déjà l’écurie et se prépaprait à sauter en camion d’un pied agile, nous reprenons notre garde. La nuit s’étire jusqu’au matin.

A huit heures, cet ordre de départ, faux cette nuit, est devenu vrai. Le lieutenant me laisse ma liberté ; il doit lui-même appareiller un peu plus tard, non sans amertume. Je le comprends, et éprouve une fois de plus cet oppressant sentiment de parfaite inutilité qui me poursuit depuis Aout 39.

Si jamais ordre fut exécuté promptement, c’est bien celui que je donne cette fois d’embarquer.

Et de s’empiler dans le bull-dog et de déraper en quatrième, direction Lyons la forêt.

Place des halles. La Cie a déjà déménagé, comme de juste. Un planton de la R.R. nous envoie sur les Andelys. Va pour les Andelys !

Et recommence la grande pagaille, la grande fuite, la grande course-handicap, le grand match piéton-vélo-cheval-moto-voiture-camion, le grand exode vers le sud-ouest.

Nous progressons par bonds, nous frayant un passage dans la colonne. Au Petit-Andelys, les piétons, le nez en l’air s’éparpillent en tous sens, s’affalent dans les fossés, le nez dans l’herbe.

Les chevaux se plantent sur place la bouche tirée en arrière, les yeux fous.

Le camion stoppe raide devant un tas de cailloux, éjectant son contenu au ras de la haie. On se tapit sous les feuilles comme un gosse sous les draps. Cauchemar rapide, un chapelet de torpilles hurlantes nous prend par le travers. L’air se déchire, la terre tremble, nous tordant les tripes. Un souffle chaud sur la nuque. Un éclat qui rebondit sur une tôle. .. La haut, le ronron d’un triangle de mort qui s’éloigne…

C’est fini.

Des femmes crient, des enfants pleurent. Deux de mes hommes reviennent du camion, soutenant un troisième. Il a un éclat dans la cuisse, sous la fesse. Des civils nous aident à le panser.

Pendant ce temps je cours à la ville voir si on peut l’hospitaliser.

La chaussée grouille de gens, hagards courant et s’appelant. Une fillette pleure devant une voiture retournée dont le cheval a été tué. Devant le passage à niveau, un chariot barre la route à moitié ; des quatre chevaux qui le tiraient un seul est debout, les jambes gainées de sang, la tête basse semble rêver à côté de ses compagnons écroulés dans leurs tripes. La maison du garde-barrière a craché toutes ses fenêtres. Sur le pas de la porte une vieille tremble, les yeux exorbités. Au coin d’un carrefour, un planton de la R.R. veille une moto transformée en papillote. Je trouve l’hôpital où arrive en même temps que moi un homme portant un garçonnet botté de sang. On ne veut pas de moi ni de mon blessé. On nous envoie sur Gaillon.

Pour comble de chance mon chauffeur est à moitié fou et prend son moteur pour une escadre de bombardiers. Il s’arrête n’importe où, cale au milieu de la route ou escalade un tas de cailloux. Le pauvre type avec un éclat dans la gambette doit bien jouir sur son lit de paquetages. J’engueule ce bougre d’âne de chauffeur, qui, ironie du sort, s’appelle Mignon (je le vois malgré moi avec un bilboquet Henri III) et continue le voyage sur le marchepied, un bras passé dans la portière, d’un oeil surveillant les avions de l’autre les piétons. Car le bombardement a dispersé mes gars dont il ne me reste plus que quinze sur trente et j’espère les récupérer en route. J’en retrouve deux de cette manière.

A Gaillon le service médical panse notre copain de façon sérieuse et me renvoie à Evreux où on nous le prendra, paraît-il.

Auparavant nous passons à Champenard où le Bureau de la Place ignore totalement la 410 ème Cie Hippo et nous dirige sur Autheuil d’où on nous renvoie à Champenard qui nous conseille d’aller nous renseigner à Evreux...

Les jours différents des autres -16-

Joëlle Pétillot #Carnets de guerre de mon père
Les jours différents des autres -16-

La légèreté, le regard parfois tendre et amusé, se désabusent doucement à mesure d’une avancée pénible. L’angoisse gagne, mais toujours, ces raccourcis dans l’expression, ces trouvailles de mots, tes jolies tournures. Même dans la peur, on est un monsieur ou on ne l’est pas. Toi, bien sûr, tu l’es.

Cependant « ils » reviennent, et nous sommes enveloppés tout d’un coup d’un fracas de moteurs, d’obus, de mitraille et de torpille, que nous ouïssons pieusement face contre terre. Ce n’est pas encore pour nous. Les noirs oiseaux passent suivis par une DCA rajeunie, mais impuissante.

Mes guerriers en colonne par trois, je vais me mettre à la disposition d’un lieutenant dont le Capitaine ci-dessus m’a indiqué le gisement à deux kms de Lyons-la-Forêt.

Les choses commencent à se gâter, on dirait. Des convois se forment, de civils évacuant ; une sorte de fièvre bout doucement, se propageant de place en place. Ça recommence comme à Vervins.

Dépassée la ville un petit pont enjambe un ruisseau qui ce matin m’a servi de baignoire. Un sapeur est en train de le miner.

Après un carrefour, derrière une haie, je trouve le G.R. que commande le lieutenant en question. Un aimable Maréchal des Logis, le mousqueton à l’épaule me conduit auprès de lui. Grand et mince, il a l’air, hâlé sous son casque au frontal de cuir, d’un centurion sans plumet.

Nous faisons ensemble le tour du « propriétaire ». Sous les pommiers, les motos et les side dorment de tous leurs chevaux vapeur. Protégeant le cantonnement deux ou trois bouts de tranchées, que nous n’aurons pas besoin de creuser, me dit-il, puisqu’elles sont fort bien placées pour défendre le petit chemin qui est en face. Par contre il nous faudra en faire une, sur la gauche, protégeant la route. Ne pas s’occuper de la droite : il y a un étang, les tanks n’y viendront pas. J’affecte un petit air serein et détaché très en harmonie avec l’assurance de mon hôte, non sans évaluer in petto, avec un peu d’angoisse, l’ardeur militaire de mes hommes d’armes…

Mon nouveau patron me laisse aux mains de son M.D.L. avec qui je distribue le travail et établis un tour de garde pour la nuit. C’est un vendéen tranquille et calme. Des yeux bleus abrités sous des sourcils rectilignes, un sourire fugace un tantinet ironique et plein de sous-entendu. Son G.R. a fait la hollande où il a laissé des copains, bombardés sur un terrain plat comme la main où ils n’avaient plus qu’à attendre la mort. Aussi les évènements de la nuit qui vient l’émeuvent peu.

Le canon tonne au loin, des avions ronronnent quelque part dans le ciel où des étoiles s’allument. Sur la route des chariots passent devant la gueule du canon anti-char avec lequel nous devrons croiser nos feux.

Notre nuit de garde commence, que je passerai à circuler d’une sentinelle à l’autre, ma confiance en mes hommes étant plutôt étroite…

Futur simple

Joëlle Pétillot #poésimages

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