Les jours différents des autres -15-
26 mai
J’ai mangé des FRITES au restaurant, et vu à l’œil nu la TOUR EIFFEL .
1er juin
Nous sommes depuis le matin à Lyons-la-Forêt, charmante petite ville en bordure de forêt, aux maisons de bois et de briques et qui a un petit air d’opérette et de week-end médiéval assez guilleret.
Pour changer du calme plat précédant ce nouveau déménagement nous continuons à ne rien faire.
Notre nouvel asile est une petite grange entre deux près. Dans l’un des vaches rousses, dans l’autre des soldats kakis rêvent dans l’herbe tendre au milieu des boutons d’or. Des poules picorent des boites de singe vides en regardant de travers les chiens loups du chenil que leur maître a attachés à la clôture. En l’air, un petit nuage blanc cherche sa route, perdu dans l’azur doré.
Nous sommes là un tas de récupérés en subsistance de la 410, tous désespérément chômeurs et attendant une affectation. Attendons donc, pour n’en pas perdre l’habitude.
6 juin
Le monde est petit : je retrouve devant la roulante, à l’heure apéritive, l’illustre Vandendries, décorateur, et camarade de chasse à pied à Casa. (1) Devant un nombreux auditoire il expose brillamment les conditions dans lesquelles il parcourut la Hollande et l’Angleterre via Dunkerque.
Je suis malheureusement obligé de le laisser au pittoresque de ses aventures mouvementées. Le devoir m’appelle. Car en attendant qu’on me nomme au service géographique, j’exerce les fonctions modestes de contrôleur de l’ordinaire. Mon travail consiste à surveiller de près les usagers de la roulante et empêcher qu’ils n’y repassent deux fois. Le Logis d’Ordinaire en titre a institué à cet effet un système fort complexe de bons, pointés par six individus différents, qui a pour résultat de rendre cette distribution tellement obscure que je ne peux finalement rien contrôler.
7 juin
Nous sommes depuis cinq jours, deux copains et moi, locataires d’une nouvelle grange à l’entrée de la ville. Je savoure la béatitude d’un réveil en douceur au milieu du foin, mais en suis tiré brutalement par un bombardement assez rapproché. L’alerte passée je mets à profit ce réveil matinal pour prendre un bain dans un ruisseau proche. L’onde y est claire ainsi qu’aux plus beaux jours mais fort fraiche. Après quoi, l’esprit ouvert et l’appétit de même, je regagne le cantonnement où l’on parle de nouveau de départ
Je retourne à mon foin préparer mon bagage, et en revenant passe par les halles où je fais connaissance avec les Tommies, dont l’équilibre du calot est pour nous un mystère. J’y trouve un petit compatriote dont le volume des moustaches est en proportion inverse de la taille et qui essaye de prouver sa sympathie à un grand diable roux au moyen d’un sabir à accent du terroir des plus originaux.
A l’E.M. une nouveauté : des prisonniers allemands, gardés par des écossais, parabellum sur la cuisse. Ce sont des aviateurs, paraît-il, plutôt misérables d’aspect. Nous les voyons de loin à travers les grilles. Nous en verrons de plus près dans un instant, à la soupe, et il y aura un mouvement de haine, ce sera presque plus pour les mobiles qui les encadrent que pour eux-mêmes. Ce sont eux, pourtant qui ont bombardé nos villes, nos villages, nos convois.
Vers les quatre heures de l’après-midi, l’adjudant Asselin, pour qui j’ai une cordiale antipathie, me confie le commandement de trente hommes armés et m’envoie dans une villa des environs me mettre à la disposition d’un capitaine de chasseurs.
Ma troupe attend dans le parc, le derrière dans le gazon, et moi dans la salle à manger qui sert de bureau. Ce cantonnement est évidemment plus agréable que ma grange. Au-dessus du buffet de macassar des fresques noir et rouge sur fond ocre ; au-dessus d’un divan, un Wlaminck ; sur la table des fruits, un broc d’eau fraiche et une bouteille d epernod ; dans un fauteuil léger, tubes et toile, un lieutenant derrière un cigare. Le Capitaine s’inquiète du genre d’homme dont je dispose. Leur manque de martialité a l’air de le décevoir un peu. En faisant un rapprochement entre cette critique et les bruits de départ du matin, je commence à me douter du travail qu’on va me confier ;
En effet, mes hommes n’ont rien de martial.
Secrétaires ou conducteurs, ils seraient plus à l’aise avec un porte –plume ou une fourche à fumier qu’avec un fusil. Certains sont armés de fusils GRAS, fort intéressant sans doute pour antiquaire averti…
Petite chronique des grandes hontes- 12 - Mes pères, ces héros
En ce matin d’Août radieux, (traduisez depuis l’aube-grisaille clôturant une insomnie), me revient Dieu seul sait pourquoi un souvenir. Lointain, mais douloureux pour m’avoir révélé ceci : nos pires hontes peuvent trouver leur source au sein de nos propres enfants.
Pour bien vous faire comprendre l’étendue de mon humiliation, souffrez un prologue que je tâcherai de rendre aussi bref que possible.
Je suis une femme moderne, ayant donné le jour à une fournée de trois enfants, dont l’aîné n’est pas du même papa que les deux suivants. Vous suivez aussi ? C’est bien.
Sans donner dans l’auto-confessionnal disons pour résumer que :
- Ayant quitté l’homme de ma vie numéro 1 quand notre enfant était tout petit, le bambin en question, -un garçon qui fait ma fierté- a été pour beaucoup construit par l’homme de ma vie numéro deux, qu’il appelait « papa », comme le « vrai ».
- .....
- Puis, j’ai fait dans l’enthousiasme un second fils – lui aussi objet de ma joie maternelle- avec l’homme de ma vie numéro deux. A qui j’ai donné une fille en prime –magnifique, intelligente et tout- mais non concernée par la présente.
J’espère que vous suivez toujours.
Pour d’aveuglantes raisons tenant d'une logique élémentaire, les deux derniers appelaient leur père « papa » ce dont il y a lieu de se réjouir : c’est bien le moins.
Voici pourquoi, lorsque mon aîné disait « papa » en narrant une quelconque anecdote, je demandais de façon anodine entre toutes dans cette joyeuse famille : « lequel ? ».
Ça ne faisait frémir personne.
A noter : pour corser, les deux papas ont le même prénom. Ce qui ne laisse pas d’avoir des avantages, le moindre n’étant pas la tête de l’institutrice à la maternelle quand mon petit garçon- l’aîné des trois, donc- lui avait dit avec une papale sérénité : « j’ai deux papas Pierre ».
La honte que j’évoque ici n’a rien à voir.
Pour être franche, ce moment-là, j’en ris encore.
Mais quittons le préambule et venons-en au fait.
Un jour, devenu largement adulte au point d’avoir quitté la maison, mon bien-aimé premier-né me téléphone, pour une raison pressante oubliée depuis.
Je réponds à sa question, il digresse, je le suis, nous papotons, il dit un truc qui me fait rire, je ris donc, depuis toujours assez bon public car ce jeune homme a pour lui comme ses frères et sœur un humour solide et je n’ai pas à me forcer pour me poiler à ses bêtises. Il me parle d’un autre truc, puis d’un troisième, je renvoie, on rediscute. Et ça dure un moment : c’est calme au boulot, son frère est à la fac, sa sœur au collège, j’ai tout mon temps. On délaye, mais bon, je dois quand même vaquer, il conclut tout ça par un « ça dépendra de papa » à quoi, encore béate de notre échange, je retourne la question aussi banale qu’usuelle entre nous :
- « Lequel ? »
S’installe alors un silence énorme.
Incongru.
Effrayant.
Un silence monstrueux dont je ne comprends pas la durée car enfin, qu’ai-je dit qui ne soit pas…
D’une voix toujours courtoise, mais un poil sèche, sans arrière-note-fruitée-façon-Beaujolais, plutôt un frémissement anxieux mâtiné d’envie de rigoler à millidose, la réponse claque alors :
- Ben, le seul que j’ai.
Et la voix, que je reconnais ENFIN pour être celle de mon SECOND fils, celui à cent pour cent pur beurre de l’homme de ma vie NUMÉRO DEUX, de rajouter avec un flegme que je salue encore :
- Enfin…à ma connaissance.
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Je soussignée certifie que c’est la seule fois de mon existence où j’ai confondu les voix de mes garçons.
Cela ne s’est jamais reproduit depuis.
Attestation faite à la demande de moi-même, pour servir et valoir ce que de droit.
Les jours différents des autres - 14 -
Retrouvé à Dieudonne, après une enième errance, le « distingué sapeur Cousillon » tout en te faisant siroter un Bordeaux déniché dans un lieu connu de lui-seul, te narre sa propre épopée…Et puis, tu bois du lait, tu chasses le parachutiste, ton adjudant t’énerve, l’humanité et le salut viennent d’un maçon, et les balles sifflent, et te voilà dans la… routine ? Heu.
Il appert que la 409 s’est allée fourrer à Péronne dans un guêpier dont elle n’est sortie que par miracle. Lui, Cousillon, abandonné par la susdite compagnie (décidément ça se fait beaucoup cette année) a trouvé un sûr refuge dans les caves du château en compagnie d’une femme hystérique.
Après quoi cet homme précieux nous offre un gite chez un indigène du pays. C’est un maçon italien, auteur d’une nichée d’enfants en bas âge qui nous offre une manière de taudis où trois paillasses recevront pour la nuit nos membres endoloris.
22 mai
Autre déménagement. Pour aller où ? Nul ne le sait. Ce qui est clair, par contre, c’est que les huiles partent en bagnole et que nous, le petit peuple, ferons la route à pied.
Partis entre 9 et 10 heures nous arrivons à treize heures à Laberville où nous retrouvons la 409 qui nous donne l’ordre d’attendre… puis nous ramène en camion à notre point de départ.
Mystère et poils de mousqueton. On explique le fait par le sempiternel « faut pas chercher à comprendre » qui est l’inévitable terminus en semblable cas.
A la ferme du château de Dieudonne, siège de l’E.M , on trouve du lait. Excellent ramasse-poussière qui nous débarrasse agréablement la glotte des kilomètres poudreux que nous avons avalés. Après quoi nous allons déposer en chœur nos fatigues sur nos grabats italiens.
23 mai.
Nous reprenons notre harassante inactivité, quand dans l’après-midi un évènement imprévu vient secouer notre torpeur.
Chasse aux parachutistes ! On m’arme d’un Lebel. Comparativement au mousqueton de cavalerie, ça me paraît être une sorte de Monkhala d’Abd-El-Khader dont je suis passablement embarrassé.
On nous forme en deux troupes et nous partons, en file indienne, cerner un mamelon boisé qui s’élève derrière Dieudonne. L’herbe est tendre, l’ombre fraîche et le paysage bien trop bucolique pour jouer au Sitting-Bull. Mais jugulaire, jugulaire, l’Adjudant est là-bas, qui veut son parachutiste, et nous flairons la proie le nez tendu, l’oreille frémissante, la pupille contractée et la pétoire en arrêt.
Une balle siffle à mon oreille droite. C’est parti d’un buisson à deux cents mètres derrière moi. Toute la troupe se réduit à l’épaisseur du gazon environnant. On scrute les lointains sous l’ombre du casque. Une autre balle claque et siffle en sens inverse, déclenchant un triple écho dans l’azur endormi. L’Adjudant apparaît en haut du mamelon. « Qui a tiré ? « gueule-t-il, avec sa belle voix d’Adjudant. Pas de réponse. Il réitère, gesticulant, et le parachutiste, si parachutiste il y a doit bien s’amuser.
Quelque maladroit a sans doute lâché son coup par inadvertance. L’autre en face a répondu, ce qui complique la situation. L’adjudant abandonne et nous décidons de battre le boqueteau voisin dont l’ombre cache sûrement quelque mystère.
En fait de mystère, il y a surtout des ronces fort drues dans lesquelles je vais m’empêtrer, coinçant mon maudit fusil dans les épines avec une sacrée peur qu’il ne parte tout seul déclenchant sur moi une salve meurtrière. Affreux moment.
Je réussis tout de même à trouver la sortie et reviens à Dieudonne, bon dernier et fort en sueur. A cette chasse, il ne manquait que le gibier.
24 mai
Je rêvasse sous de frais ombrages quand arrivent des avions. Deux bombes. Je me jette à plat ventre. L’alerte passée, je me relève et m’aperçois que j’étais couché dans la…enfin, comme vous dites.
Maintenant, je suis verni.
25 mai
Autre chasse aux parachutistes. Pas plus de parachutistes que de caviar en branches. Mais nous sommes cette fois à Frénécourt, à 25 kms de Dieudonne dont nous sommes partis le matin en camion. Notre nouveau home est une grange où loge toute la compagnie sur toute la paille que doit produire la Seine et Oise.
Les jours différents des autres - 13 -
« Va pour Méru », écris-tu dans l’épisode précédent… Ton irritation grandit dans ta recherche éperdue d’une compagnie introuvable, et le foutoir ambiant. Où l’on sent dans ces moments difficiles, pétard environnant et angoisses diverses, ta reconnaissance aux « providentiels bistrots », non pas toujours pour la boisson, mais aussi la nourriture. Et puis les gags inhérents au joyeux laisser-aller général, comme au comportement de gradés au Q.I restreint… Je comprends mieux l’antimilitarisme discret qu’il m’arrivait de percevoir...Va pour Méru.
A mesure que nous nous en approchons, un bruit bizarre nous frappe. Obus ? Non, on dirait d’une batteuse, ou d’un marteau-pilon. Lartigue est inquiet. Baldu s’en fout. On verra bien quand on y sera puisqu’on en approche. Parfois ça s’arrête, puis on reprend plus fort. C’est régulier, puis intermittent.
Cette fois nous sommes dans le vent et il n’y a plus de doute, ce sont des explosions. Pas de bombes ni de torpilles. Mais ça pète, vingt-dieux, et pour de bon.
A 2 kms de Méru, dans un petit village, on nous renseigne : c’est un train de munitions qui saute, à Méru même. On peut dire que nous avons le pot.
C’est interdit d’aller plus loin. Quoi faire ? Ce train de malheur en a bien pour trois jours à sauter. Pour s’éclaircir les idées une seule solution : casser la croûte.
C’est ce que nous faisons dans un champ où la jument de notre hussard trouve un repas gratuit, pendant que nous engloutissons ce que nous avons monnayé au bistrot du coin (oh ! providentiels bistrots qui vous trouvez là toujours à point, que l’ombre du grand Noé vous protège !)
De nos réflexions dont nous faisons part à un lieutenant que le train explosif arrête aussi dans son élan, nous concluons ceci : chacun tâchera de rejoindre sa compagnie initiale ou son dépôt. Baldu tire en direction de Paris avec son ami Lavenay, à l’allure de plus en plus parachutiste, à la recherche de leur bataillon de travailleurs militaires.
Quant à moi, puisque je sais où est la 46, j’y retourne avec Lartigue.
C’est ainsi que, revenant sur nos pas et cherchant la 46 nous retrouvons la 409 à Dieudionne, après avoir trouvé la 46 en cherchant la 409. Curieux !
Je me présente au capitaine commandant la Cie. Un grand homme (au fond je n’en sais rien, en tout cas un homme grand) et une grande gueule. D’abord je subis une sèche réprimande pour n’avoir pas de fusil. « On me l’a pris ». « Fallait pas vous le laisser prendre. Vous savez ce que ça vaut la perte d’une arme ? Bon, rompez. »
Je romps. Non sans râler in petto, ne m’étant pas attendu à cette réception. Non pas que j’eusse rêvé d’une réception grandiose, n’ayant rien fait que mon strict devoir, lequel était de foutre le camp ce qui évidemment manque de gloire. Mais j’ai le tort d’être un tantinet sentimental et d’aimer la politesse. Après tout, le principal pour le moment c’est de se reposer.
Au milieu du village, une place close, entourée de marronniers dont l’ombre cache des camions-bull-dogs qui ont l’air de flairer les murs. J’y trouve le coiffeur de Vervins, le distingué sapeur Cousillon, petit homme frisé au parler volubile dont l’élocution répétée et pointue s’emploie sur le champ à réconforter le pauvre Lartigue de plus en plus hagard. En pure perte d’ailleurs. Il nous apporte ensuite une bouteille de Bordeaux tirée de derrière certains fagots dont lui seul connaît l’emplacement mystérieux. Ce réconfort beaucoup plus tangible me plaît assez. Pendant que je le lui prouve, il me raconte son odyssée personnelle.