Les jours différents des autres-12-
Tu progresses, tu avances, tu tournes quand même en rond, toujours dans l’ignorance de ce qu’il doit t’advenir, dans ce qu’il faut bien qualifier d’incurie militaire et de bordel ambiant…. Tu arrives quand même à t’auto-étonner, notamment dans d’insoupçonnées capacités …bibitives ?
20 mai
Autre journée de footing pour n’en pas perdre l’habitude. Premier déjeuner à Beaurepaire. Rencontre, sur la route, des deux cuistots de la 46. Deuxième déjeuner après Creil. Arrêt et coucher à Crouy-en -Thelle.
Trajet sans histoire, seulement occupé par celles de notre pauvre Lartigue que la douleur égare.
Suant sous son casque et sa capote, il ne se démunirait pour rien au monde de ses bagages (que, quant à nous, nous avons empilé dans la carriole du hussard vétérinaire), et coltine avec une morbide obstination son lourd attirail.
Ce pas-verni a été pris à Laon pour faire le coup de feu contre de problématiques parachutistes et en a éprouvé un tel choc qu’il en est tombé malade. C’est ainsi qu’après « avoir perdu Garcin (« papa ») et ma musette et mon masque à gaz » il a été fortuitement récupéré par Lhoste-Clos qui l’a pris sous son aile.
Un véritable cauchemar. Nous essayons de le remonter. Rien n’y fait. Du coup nous nous fâchons et il essuie une sévère engueulade qui semble le remuer un brin.
Balduzzi, incorrigible gouailleur conclut philosophiquement que s’il est déserteur il n’y coupe pas d’une mort violente et qu’après tout, une balle française ou une balle allemande « on n’en est pas moins clamsé, pas vrai ? »
21 mai
Lhoste-Clos, Fenin et Goudeaud, plus heureux que moi, ont récupéré la 46 grâce à la rencontre du coiffeur de la Cie auto qui croisait une camionnette à Crouy-en-Thelle. Une rude envie m’a pris de le suivre et de retrouver les copains. Mais il faut que je rende compte de mes actes aux autorités dont je dépends pour le moment.
Arrivés la veille à Crouy-en-Thelle , nous en repartons d’un pied alerte, toujours à la recherche de cette Bon Dieu de 409ème compagnie, que Lucifer confonde.
Marchons donc, encore et toujours.
Marche systématique et parallèle au soleil, commençant avec lui, finissant avec lui. Sain exercice, mais qui ne laisse pas de stimuler excessivement la faim et la soif. Une soif d’enfer, que le soleil et la pipe entretiennent à un degré tel que j’arrive au point de vue bibition à des performances grandioses dont, civil, je n’aurais pas eu idée. J’alterne, dès l’aurore, la menthe verte, le café, l’eau pure, le coup de blanc, le coup de rouge, la bière et le pernod, au petit bonheur des ravitaillements, mais à une cadence qui sept jours avant m’eût laissé rêveur. Dieu merci, ces pays où nous continuons d’arborer notre point d’interrogation avec une touchante persistance, ne sont pas évacués et le ravitaillement y est facile, tant solide que liquide.
Par contre, les fonds commencent à baisser.
A Meru, paraît-il, nous aurons sûrement le renseignement tant désiré.
Va pour Méru.
Lutine moi à l'...en vers
Dédié à un Chôme, et aux mânes deToulet.
- Ne sois pas timoré
- Je fais ce que je peux
- Je me suis délacée
- C’est que je crains de ne…
- Je te veux audacieux
- Ce n’est pas ma nature
- Inventif et classieux
- Tétanisé, c’est sûr
- Je veux que tu m’embrasses
- Je n’oserais jamais
- Je veux que tu me fasses…
- Pas de ça, s’il vous plaît !
- Je t’exige rustique
Comme un adolescent
Ne sois pas romantique,
Soudarde-moi, bon sang !
- Je suis une grande âme
Et tiens à le rester
Vous me lassez, madame
Avec vos âpretés
- Allez, point de vergogne
Et de lâcheté, point
Viens donc, et me besogne
Couchée dans le sainfoin…
- Quand je dis non, voilà !
J’aime à prendre mon temps
Ce chemin est trop droit
Pour les grands sentiments
- Lâche-toi, imbécile !
- Les insultes, c’est bas
- Je te veux indocile !
- Mais je le suis déjà
Ma réserve est blessante ?
Vous vous en remettrez
Je préfère l’attente
Ce n’est pas un péché
- C’est la première fois
Que je suis reboutée !
- Ce n’est pas la dernière
Il faut bien débuter.
- C’est bon, je me rhabille
-Enfin, la bonne idée !
Quoiqu’à vous voir si fine
Dans votre corselet
Je sens que quelque chose
En moi frémit soudain…
- Cette métamorphose
Arrive après la fin
Me voici boutonnée
Du haut jusques en bas.
- Tu es belle à tomber…
J’arrive, me voilà !
Je te voudrais lascive
- Trop tard, j’ai la migraine
- Insatiable et festive
Et que tu te déchaînes
- La peste soit des lents
Des pleutres abouliques
J’ai deux autres amants
Au toucher diabolique
J’en frissonne déjà
- Reviens je t’en conjure
-Je ne reviendrai pas
-Je n’en suis pas si sûr
- J’en suis certaine, moi.
- M’en fous, j’attends quelqu’un
- Mais moi, quelqu’un m’attend.
Ça change tout, faquin.
Vous êtes là
J'ai quitté la maison silencieuse, j'y ai laissé quelqu'un qui me connaît par cœur, à qui parfois je ressemble, paraît-il. Nous sommes sœurs, fusionnées, pourtant riches de nos dissemblances. Entre nous dix-sept années et des souvenirs. Certains communs, d'autre non.
Je l'ai rejointe dans ces terres que j'aime, où la mer donne un relief aux choses, une netteté dans l'air qui se survit au-delà du temps qu'il fait. Ces terres où chaque pas libère un éclat de nos vies qui rit ou grimace, c'est selon.
Je pars, dernier regard au rétroviseur, sa silhouette familière diminue, elle agite son bras, rentre vite. Je tourne au bout de sa rue, elle disparaît. Sa rue près d’un calvaire de pierres un peu déplacé depuis mes jeunes années. Sa rue dans un quartier qui porte lui-même le nom de « rue Louais »…
Ni elle ni moi n'aimons ce moment. Elle est de nouveau seule et je sais qu'elle pleure.
Je suis censée partir, récupérer la nationale vers Saint Brieuc, jeter un coup d'œil avare (je conduis et je suis seule en voiture) sur le côté, vers Etables. La mer est à gauche. Je déteste quand la mer est à gauche, ça veut dire que je la quitte. Que je les quitte, toutes les deux.
Ma mer, ma sœur.
Aujourd'hui, son Altesse est turquoise et gris bleu, diamantée de taches de lumière. Mais quand je m'engage dans le rond-point, au lieu d'en sortir presqu'immédiatement pour gagner Binic, je continue.
Je me fais l'effet d'avoir touché le Mickey du manège de mon enfance, celui d’en face le casino : j'ai gagné un tour gratuit. Je ne suis pas perdue. Impossible de me perdre ici. C'est juste que la décision prise m'a cueillie à froid, je ne m'attendais pas à ce besoin-là.
A cet appel ?
Ma soeur, ma jumelle de dix-sept lunes, boite puisque séparée par la mort de celui qu'elle a aimé. Mais elle est du côté des vivants, et l'amour de la vie reprend ses droits, au-delà de l'amputation.
Ce besoin brusque, ce tour de manège surnuméraire qui m'a valu un coup de klaxon celtique un peu nerveux, est le fait d'une envie qui concerne des gens partis depuis très longtemps.
Je récupère le bout de rue, je tourne à droite, prudemment, car le lieu est en pente, et violente encore. Je descends, je me gare devant la boutique où il n'y a que du marbre. Je traverse. Je pousse la grille et j'entre, accueillie par le silence et des piafs insolents qui le cisaillent à plein becs, y a pas de raisons, aucun cimetière ne porte une banderole d'entrée "interdit aux oiseaux". C'est heureux. De loin en loin une mouette traîne son cri pleurnichard comme une nuée derrière son vol. Les pins maritimes ondulent doucement. Aucune tristesse, ici, juste une certaine paix dont on sait bien que passé la grille dans l'autre sens, elle n'aura plus cours.
Arrivés près d'eux, j'aperçois la mer. Une bande bleue qui respire, pose sa barre d'écume là, tout en bas, auréolée des branches qui pour certaines masquent en partie sa vue. Je pense aux pinceaux de mon père, qui l'ont tant de fois recréée , elle, les bateaux, la roche, l'oiseau. Il est rentré du port, un jour, son éternelle pipe au bec, l'oeil martial de fierté, parce qu'un vieux marin qui l'avait vu peindre lui avait dit : "Vous, vos oiseaux, ils volent dans le vent. C'est pas n'importe quoi". Le type était un ancien terre-neuvas, ils ont parlé marine un moment. Un compliment comme celui-là de cet homme bridé à tous les écueils l'avait bien plus comblé que tel ou tel avis pincé de connaisseur juché.
On voit la mer, depuis ta pierre, papa. Tu dois être bien.
Je pense à Chopin, à Bach, aux six dernières sonates de Haydn, à Granados, à tout ce qui sortait du piano de ma mère, elle lisait les partitions la veille et jouait de mémoire, le lendemain. Monument de fatuité de ma part, sans doute: je ne supporte cette merveille qu'est le nocturne N° 19 de Chopin que par elle. Mais ça, c'est depuis son départ. Allez savoir pourquoi...
Les piafs rigolent sur ta pierre, maman. Je sais que ça te plait.
D'autres noms au-dessus des vôtres. Vous êtes nombreux maintenant à roupiller là, et de vous tous figure dans la banale humaine debout qui vous parle depuis son désert, un peu de vos éclats.
L'écho des voix me revient, celui de l'enfance qui se croit immortelle, de l'absence d'avenir, parce que l'avenir,alors, c'était qu'en sortant de l'eau je savais que j'aurais ma gaufre au sucre, que maman allait calmer mon corps grelottant à grand renfort de serviettes frottées et de mots tendres, et que mes grands-parents m'attendaient, et que je jouerais avec le chien dans le jardin.
C'est pas des vacances, çà ?
Je repars, je franchis la grille dans l'autre sens, je regagne la terre vivante, celle des véhicules, des ronds-points, du trajet à faire, d'une autre maison qui m'attend, avec quelqu'un dedans.
J'ai bien dit: je repars.
"Je vous laisse" serait inapproprié. Je ne vous laisse jamais, puisque vous êtes là, dans ce que je suis, dans ce que vous avez fait de moi.
J'espère que ça vous va.
Les jours différents des autres - 11 -
Les pérégrinations hasardeuses continuent, d'où l'on sent ton agacement devant le vaste foutoir initié par l'imbécillité de l'armée. Compères de crayons connus dans ces remous, pique-nique à plat ventre et chevaux-espions, rien ne t'est épargné, pas même de drôles de réjouissances artificières... Et tout ça ne t'empêche pas de trouver belles les étoiles au dessus de ta tête. Tu ne changeras jamais, hein ? Faut toujours voir la beauté d'abord.
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Nous arrivons tous les trois à Pierrefonds où j’ouvre une nouvelle enquête auprès des autorités compétentes (qu’on dit). On nous attend paraît-il à Roy St Nicolas. Or à Roy St Nicolas on ne nous attend pas du tout. Nous nous en apercevons heureusement avant d’y arriver, évitant ainsi quelques kms inutiles.
De retour à notre point de départ nous sommes hébergés par une épicière qui nous prête une chambre et nous fait à dîner. Décidément les dieux sont avec nous.
19 mai Brutal réveil à la torpille. A tout hasard on met son casque, en s’habillant hâtivement. On a l’impression que la maison entière s’ébroue comme un chien qui sort de l’eau.
A huit heures nous sommes dehors, l’alerte est passée. Nouveau poireau au bureau de la Place, nouveau renseignement, nouveau départ. Direction : Saint-Jean-aux-bois.
Nous progressons dans un magnifique décor de sous-bois, accompagnés au lointain, côté jardin, par un bruit intermittent de bombardement, jusqu’à un carrefour où quelques gradés rassemblent les piétons en vue d’un ravitaillement en vivres.
J’ai ainsi la satisfaction de tâter à nouveau de ce bon vieux singe de l’armée, outre celle de faire la connaissance de deux illustres compères dont je n’avais apprécié que les productions : Chancel et Frick. En somme on se retrouve toujours entre dessineux. Après Cerruti que j’avais retrouvé aux environs de Maubert, j’ai fait à Vervins la connaissance de Perot l’affichiste pour retomber ici sur deux humoristes distingués. On se sent ainsi moins seul.
L’ennui c’est que le plaisir de ce casse-croûte entre gens du même bord est troublé fréquemment par la chute des crottes détonantes que d’invisibles oiseaux lâchent autour de nous. On mange à plat ventre…
Départ encore : toujours sous bois, nous trouvons bientôt une antique carriole accompagnée de biffins traînant la patte. Sur le siège trône un hussard en qui je reconnais un de mes clients de Vervins. Il a récupéré une vieille jument parmi les pensionnaires de son infirmerie vétérinaire et le hasard aidant, lui a adjoint ce véhicule, bourré de bagages de ses camarades auxquels nous nous joignons…
Verberie. A peine y arrivons nous que les bombardiers allemands font une fois de plus leur apparition. La carriole planquée sous les arbres, nous plongeons dans un chemin creux un peu plus loin. Les torpilles miaulent, sifflent et crachent. Une pluie d’éclaboussures mitraille un toit tout proche. Mais le calme revient. Ils s’en vont, et nous aussi, après avoir bu un coup dans un bistro miraculeusement ouvert.
Le soir, sur la route, nous décidons de faire la reconnaissance d’un pré qui nous semble propre à abriter sous les pommiers notre troupe fatiguée, lorsque j’aperçois venant vers nous un cavalier à lunettes et sans cheval flanqué de trois fantassins poussiéreux. Ma parole, c’est Lhoste-Clos, Fenin, Goudeaud, et (oh miracle ! ) Lartigue. Lartigue, vivante illustration du Délabrement hagard et désespéré.
Ainsi mes copains de la 46 viennent grossir notre « club des paumés » et partager avec nous notre infortune et nos maigres provisions. Après quoi nous préparons notre coucher. Les uns vont dans une ferme voisine quérir de la paille, les autres marquent leur place avec leur bagage, pendant que le hussard récompense sa jument en mettant à sa disposition l’herbe du pré.
Nous sommes tous allongés côte à côte, à l’abri dans un bosquet en bordure d’un champ. D’un côté les civils, que ces frondaisons ont aussi attirés ; de l’autre nous, les militaires, sagement couchés comme les frères du petit Poucet.
Les étoiles sont belles, qui veillent derrière les feuilles. Du côté du couchant une fumée noire bouche l’horizon, auréolée d’un rouge d’incendie.
Du côté des civils, une femme s’agite, elle a peur. Quelqu’un remue derrière la haie : un espion ou un parachutiste. Mousqueton au poing je pars sur le sentier de la guerre et découvre un cheval blanc broutant paisiblement des pousses.
Maintenant, je peux me coucher avec la satisfaction du devoir accompli.
Riquet à la houppe, oups .
Comme nous l'avons souligné il y a peu, les contes de fées sont équilibrants pour la gent enfantine.
Après avoir soumis à votre réflexion les cas de Blanche-neige, Cendrillon, petit Poucet et autre Peau d'âne, nous allons consacrer la présente conférence à un cas plus spécifique. En effet, le personnage-titre n'a rien du Prince habituel en ce type d'occurence, (à savoir doté de toutes les grâces) : je vous parle de Riquet-à-la-Houppe.
Reconnaissez qu'avec un blaze pareil, déjà, ça démarre mal.
Pourtant, vu sous un certain angle, le conte est trompeur : deux soeurs , l'une belle à tomber, mais avec l'intellect d'un poisson rouge; l'autre, physique plus ingrat, mais fascinant les messieurs par sa drôlerie, son intelligence percutante, et la finesse de son esprit.
Lisant ceci, toute femelle a un large sourire. Pour une fois, le canon bâille d'ennui faute de courtisans, et c'est la moche qui chavire tous les coeurs.
Youpi.
Evidemment, ça ne dure pas.
la Splendide a reçu le don de donner à l'homme qu'elle aimera la beauté qui lui manque.
Là, j'implore une pause.
Les fées. Oui, les fées : dans les contes du même nom, elles ont tous les pouvoirs;
- transformer les princes en crapaud,
- les grenouilles en pot de fleurs,
- les kangourous en statue de la liberté ...
Pas de limite.
Et là, pour une pauvre gamine qui n'en demande pas tant, le don de donner etc...
C'est tout ?
A part une cuite sévère, on voit mal ce qui peut pousser une porte-baguette à distribuer ce genre de sort.
Autre chose: le prince, né difforme et contrefait, mais plein d'esprit (comme la sœur de l'autre) a reçu, devinez quoi, le don de rendre spirituelle la femme dont il s'éprendra.
Autrement dit, il ne peut que tomber raide-dingue... d'une demeurée.
Et il est censé être intelligent... On frémit.
Pour tout arranger, le charmant nabot tient son nom d'une mèche grotesque posée à la verticale en haut de son front princier. Ce qui fait de lui un genre de brouillon de Tintin. Enfin, un tintin normal, quand même. J'entends par là un être sexué, sensible au charme féminin, et non scotché en tout lieu par un insupportable clébard philosophe.
Comme bien l'on pense, il se verra subjugué par une enveloppe vide aussi cultivée qu'une amibe, tout ça parce qu'elle affiche un bon 90-60-90 sous le vertugadin.
Fin joyeuse, comme disent les anglophones : chacun donnera à l'autre le petit plus qui lui fait défaut, et les deux convoleront dans la joie, tandis que la sœur dont l'esprit ne rutile plus, du coup, se terrera dans un lieu éloigné à l'indifférence générale, puisqu'elle est complètement tarte et que tout le monde s'en fout.
C'est moral, ça ?
Toujours les mêmes qui morflent.
Merci de votre attention. Nos prochaines conférences seront consacrées aux contes d'Andersen. On est prié d'apporter son prozac.