le rire du monde
Prague, fenêtres sur jour. Ou presque
C'est un moment où la lumière joue sur les fenêtres, dore le bleu, déforme le jaune, s'amuse à poser des torsions sous les sourcils martiaux, coraliens, disciplinés, des vitres aux rectangles sévères. Mais la lumière s'en tape, de la rectitude. Et elle a raison.
La poésie, c'est d'abord une désobéissance.
Fenêtres sœurs chapeautées pointues, êtres étranges dont l’incongruité se perd comme les regards. Aucun ne va dans la même direction. Saint-Éxupéry en concevrait sans doute quelque irritation. Au-dessus, les triangles aux airs de pénitents surveillent les rectangles des étages inférieurs.
La lumière s’applique à son devoir de géométrie… en s’absentant. C'est un jour où sévit la rigueur.
La folie n'en accepte aucune, ou seulement celle qu’elle se choisit.
"Je reviendrai plus tard", dit-elle.
C'est autre chose que la nuit qui te grillage, toi.
C'est autre chose que le soir qui te ferme aux regards.
C'est autre chose que la ville qui t'endort sous l'ombre d'un passage où nul, justement, ne passe.
Sauf moi.
Pendant quelques courtes minutes, tu m'appartiens.
Voilà qui t'institues deux fois prisonnière.
Fenêtre sur autre chose que la nuit, fenêtre sur quelque chose qui n'est jamais le jour.
Carnet des lointains ailleurs - 4 - et dernier
Les marches volent vers la colline.
En haut un temple immémorial oppose son immobilité à la mouvance des hommes.
La vague monte et descend dans un glacis de sons et de couleurs mêlées.
Le petit sanctuaire, au bout de la montée, n'est qu'une étape.
Elle passée, il faut pousser plus haut l'attente, plus haut les muscles, plus haut le corps.
Et baisser la voix.
Toutes les hauteurs ne se ressemblent pas.
Mais dedans, le même appel, la même folie.
Hauteur égale ... puissance ? Immortalité ? Provocation envers ces dieux pourtant accessibles, ici,
et, tout bien considéré, Bouddhisme ou Shinto, assez peu tutélaires ?
Ces altitudes de verre impressionnent. Elles n'écrasent pas.
Pourtant, quand le sol vibre sous les pas...
Le jongleur, toujours.
Tout bouge autour, comme si son espace dansait avec lui.
Mais pas elle.
Cette petite rondeur bien plantée dans ses bottes chaudes, les bras ballants et la bouche entr'ouverte, ne me verra pas.
Elle ne voit que lui.
Elle est ailleurs, en haut.
Tout en haut d'elle-même.
J'aime les passages.
Celui-ci n'en est pas tout-à-fait un.
Il y a la lumière étroite qui force la pénombre.
Les silhouettes mouvantes : des êtres éphémères
se hâtant dans un coeur de ville
qu'ils traversent comme des danseurs quand peut-être
ce coeur les broient.
Ainsi va ce pays, de building en sanctuaires, de Bouddha géant en camphrier crucifié d'élagage.
Le Bouddha domine, pose sur Kamakura sa sagesse un peu sévère.
L'arbre marque le point de départ pour monter vers lui, en quelque sorte.
La bouche d'ombre. Au bout, l'Éveil...
Avançons dans cette ombre et sois mon compagnon.
Dédicaces à l'envers, encadrés d'orange, par ordre d'apparition :
Jean-Yves MASSON, onzains de la nuit et du désir, CHEYNE éditeur
Pierre PERRIN, UNE MÈRE, Le cri retenu, Cherche-midi éditeurs.
Phrase d'épilogue : extraite de "Ce que dit la bouche d'ombre" Les contemplations, Victor Hugo.
Merci à ceux qui ont suivi ces carnets.
Carnet des lointains ailleurs -3-
Ce pourrait être une fable : la lanterne et le coffre-fort...
Celui-ci, lisse et imbu de sa modernité avec sa poignée métallique, paraît narguer la pierre.
La pierre s'en fout : lanterne droite dans son absence de botte, coiffée d'usure noble et de correction centenaire, elle est debout quand l'objet-manant, nimbé d'un utilitarisme sans mystère, n'a à offrir à mon objectif que son triste guingois.
Mépris.
C'est la pierre qui gagne.
Pourtant, la déité n'est pas toujours sévère, loin s'en faut.
Celui-ci, tête de citrouille et mains jointes sur sa rondeur, ne peut être que tutélaire, bienveillant, gourmand peut-être. Je n'ai pas cherché qui il était, délaissant le guide pour lâcher celles de mon imagination.
J'ai retourné à ce charmant, pas plus haut que mes genoux, un sourire jumeau, tout en me baissant pour le photographier. À un dieu aussi doux d'allure et de regard, à cette lune rieuse posée sur deux épaules d'enfant, on ne fait pas l'injure de fixer de toute sa hauteur.
C'est lui qui m'a immobilisée, ce jour là.
Autour de ces piliers, des bambous froissent le vent et de leur tige souple peignent sur la couleur une ombre dense et mobile, un mouvement perpétuel.
Il suffit de regarder et le pilier brûle.
Froid sous la paume, il brûle.
Autour le vent se fait plus violent, les bambous s'encolèrent, et ce feu étrange, sans flamme aucune, dupe l'œil en dévorant l'orange.
Ce jour là, j'ai vu un feu d'ombres.
Trois immobilités ne perdent rien du jongleur , le lutin ailé des carnets 1.
À eux tous, ils ont bien moins de la moitié de mon âge.
Trois petits dos concentrés, ramassés dans leur observation. Les mômes, ça regarde avec tout : les yeux, la langue, les dents, les bras, les jambes, les pieds.
A côté d'eux, les parents patients et frigorifiés essaient de ne pas craquer.
Eux vont bien merci, sont dans la musique, les balles, l'histoire racontée. L'émerveillement, leur basique à eux.
D'ailleurs, c'est quoi, l'hiver ?
Plus tard, à Kamakura, le même sentiment de voir des gens dans l'enfance, des gens dans leur rêve,
Sur la mer, pas d'oiseaux marins. Ces points noirs hérissant l'eau sont des surfers; Il fait trois degrés, il y a peu de vagues, mais ils surfent, puisqu'ils aiment ça.
Oui, c'est quoi, l'hiver ?
Même plage. Scène banale, les notes pointues de la maman, qui chante sûrement un "viens on rentre " à sa descendance, qui obéit sans conviction. Il lui renvoie un "déjà", ou "encore un peu". Mon japonais est restreint, mais les intonations sont universelles.
Soudain, la pancarte attire mon attention.
Chez nous, les écriteaux disent "interdit aux chiens " et autres "baignade non surveillée..."
Là-bas, ils racontent autre chose.
Soudain, mon cœur se serre.
Rapaces, vos vie ne tiennent que sur un fil.
Mais vous n'êtes pas les seuls.
Et dans les deux mondes, ma tendresse va à celui qui ne fait pas ce que les autres font.
A l'encontre. C'est là le mieux.
Seul le noir et blanc pouvait cerner l'élégance de l'instant. Dame Bergeronnette, la flaque, le trottoir luisant.
À son échelle, cette vaste étendue contient son propre océan.
Autour la ville ronronne et pourtant, son chant à elle, discret, est net comme sa démarche pointillée, son plumage sobre.
A la tienne, joli détail. Ton cocktail d'eau de pluie t'attend.
Le premier encadré est tiré du recueil de poésies "Allant vers et autres escales" de Colette DAVILES-ESTINÈS Éditions de L'aigrette.
Le second du recueil "Toute affaire cessante" de Carole DAILLY. Éditions Surgir
Carnets des lointains ailleurs -2-
La divine parenthèse entre l'immense et le regard, notre œil-papillon de nuit attiré par la lumière, tandis que l'œil du dedans en curieux incontrôlable va chercher l'inconnu, la parole muette, au cœur du noir.
Un or caché, une soie, la perfection des plis, le tout masqué à demi par deux panneaux embellis de reflets. En cet ici et maintenant, quoi penser de cette harmonie ? De l'ordre choisi du tissu, des broderies devinées, des vitres-miroirs, où va la plus grande part de beauté ?
Il faut cesser d'y réfléchir pour le savoir.
Gardons le regard nu, et le voyage aura lieu.
Camphrier. Arbre omniprésent, sacralisé au point qu'on se refuse à le voir mourir. Celui-ci est posé à l'entrée d'un temple, où en haut nous attend une déité chère à mon coeur, kannon, l'Infinie Compassion.
Est-ce pour les murmures incessants qui montent à ses oreilles, le triste chant du monde bien enroué d'horreurs, la supplique éternelle du "prends pitié" déclinée dans bien des langues envers les mille visages de ce qui n'a pas de nom ?
Juste avant le portail, juste avant de fouler le sol, poser pas après pas son besoin de pardon sur la colline, juste avant, un silence vrillé dans l'air, une pénombre d'écorce.
Une vie sourde, tordue.
Juste avant, il y a le cri de l'arbre.
Mais pas seulement. Plus tard, ailleurs...
Un jardin, encore.
Une jeunesse de sève au port de danseuse .
Non, les arbres ne souffrent pas toujours.
La phrase encadrée d'orange est tirée du recueil de poésie d'André CAMPOS-RODRIGUEZ
Pour que s'élève CE QUI N'A PAS DE NOM
L'ardent pays
Celle du volet 1 : extrait du livre d'Alain NOUVEL
Au nom du nord, du sud de l'est et de l'ouest
Editions des Lisières
Carnet des lointains ailleurs
La nature se doit d'être domptée. L'arbre encagé s'élance quand même, et les bambous qui le chapeautent visent loin, haut.
L'arbre enfermé - mais l'est-il vraiment ? - regarde droit le ciel que la cime cherche à crever. J'aimerais pour beaucoup d'humains dont les yeux ne cernent que des barreaux, une cage d'air comme celle-ci.
Les balles sont plus légères que lui, mais à peine. Des emmitouflés, adultes et enfants dont les traits se vrillent au feu du froid, le regardent, et ses balles, ses mains, ses pieds, son corps volent aussi.
Il m'évoque les ombres dansantes des bambous, ce mouvement incessant que le vent calligraphie sur les pierres dans certain sanctuaire perdu dans la montagne, non loin de Kyoto. <br>
Je ne sais ce qu'on admire le plus chez ce fétu qui sourit, à qui il semble dérisoire de jongler avec sept balles, en débardeur, par six degrés. Mais les gosses ne s'y trompent pas, qui le regardent comme un grand frère.
Ils sont de la même essence, vivants et heureux de l'être. L'enfance, quand on jongle comme il le fait, n'est jamais loin.
Je pense aux indiens Navajos. Oui, au Japon, je pense à eux, dont l'idée du bonheur absolu est de "marcher dans la beauté".
La jeune femme, sa nuque habillée de rouge et comme tatouée par l'ombre de son bijou, son dos barré d'un jaune aussi doré que la lumière, restera quelques instants au coeur de l'insoupçonné, ce moment d'immobilité dont elle m'a fait grâce, de toute la sienne.
Kamakura. Un Bouddha de onze mètres domine d'une bienveillance surdimensionnée les nombreux visiteurs. Comme toujours le djean côtoie le kimono, comme toujours aussi la dévotion ne s'alourdit pas de gravité. Les prières sont brèves, on sourit beaucoup, même dans le recueillement. Les deux adolescentes ont passé un temps bien plus long à se selfiser, perche en main, qu'à contempler le géant de bronze. Je doute qu'il leur en tienne rigueur; ces jolies fleurs ont des éclats de rires bref, des voix d'attendrissants chatons.
Un Bouddha rancunier, ce serait un comble.