Petite chronique des grandes hontes -14-Embrasse moâaatchii
On peut rater bien des choses dans cette vie: un examen, un rendez-vous, un bus, une sortie d’autoroute, un rôti, un poème. Pas grave.
Mais il en est une qui ne se peut louper, en aucune façon, jamais : j’ai nommé le baiser en général, et surtout, LE PREMIER.
Un premier baiser, c’est l’avenir qui tortille du derrière en se faisant aguicheur, la « conclusion » d’un début plus ou moins long mais toujours fébrile, et cette boucle bouclée augure de débuts frissonnants dont la seule perspective vous coule un discret ruban chatouilleur de là à là, entendez de la racine des cheveux à partir du dessous jusqu’à l’extrême pointe de l’ongle des orteils. Lesquels se doivent alors de jouer les bouquets de violettes dans la chaussure, pour peu qu’on en porte.
Voilà.
L’ordre des choses est ainsi réglé, il n’y a pas à y revenir.
En matière de premier baiser, la psychorigidité s’impose.
Tout doit être parfait.
J’ai dit.
…..
J’ai bien failli faillir, il y a longtemps.
J’avais rencontré un être exquis : profil grec, humour dévastateur, yeux mordorés et carrure. Cavalier accompli, non je n’idéalise pas, j’étais raide dingue. Ses cheveux plus que frisés se complétaient d’une fine barbe de même, il était beau tsoin, tsoin, et nous voici cheminant de concert lors d’une agréable promenade parisienne qui se termine sur un banc de square, sous un soleil automnal tchi, tchi.
Jusque-là, tout va bien.
Une minute plus tard, tout va encore mieux, nous nous embrassons. Avec fougue, je dois le dire, mais… tout soudain, je sens quelque chose.
Rapport à une infime rebiquette de moustache à lui.
Qui entre avec un culot sans nom dans ma narine droite à moi.
L’échange à peine commencé, je ne peux EN AUCUN CAS l’interrompre. Je m’accroche donc de mes dix doigts crispés à la chemise de mon vis-à-vis lequel, plutôt content de la tournure des choses, continue la procédure avec entrain.
De mon côté, je resserre l’étreinte à mort, parce que me vient une envie d’éternuer pas possible. Et pour cause, la rebiquette persiste à explorer ma fosse nasale qui frémit. J’aimerais frémir aussi, mais las, vu le contexte… Toute mon énergie s’emploie à ne pas, mais alors surtout pas exploser au pif de mon prince charmant.
Ça gâcherait, convenons-en.
Je me suis accrochée, j’ai pensé à n’importe quoi, j’ai respiré à fond.
ET … j’ai réussi. Traduction : j’ai bel et bien éternué, - vous imaginez le tsunami, vu l’effet retard- mais à un moment décent, honnête, acceptable.
Soit une trentaine de secondes après que nos lèvres fussent séparées.
Ouf.
Et alors, un qui a été super, (je parle du baiser), ça a été le deuxième.
Un velours.
Embrassez-vous comme des fous, le plus possible, à bouche éperdue, souvent, longtemps, rien n’est meilleur pour la santé.
Mais pour l’amour du ciel, avec l’assurance de naseaux bien dégagés ; ça réduit l’angoisse.
C'est maintenant
C’est une promenade où tous les temps s’amusent.
Celui qui passe, celui qu’il fait.
Soudain, la perfection du moment est telle qu’on ne vieillit plus.
Les voix tirent des bords près de l’eau, deux rives coupantes au soleil diagonal ralliant le lac battu de mouettes traversières.
Il y a bagarre, là-bas. Une guerre sans merci pour un machin qui se mange. Une guerre de canards contre les volantes voleuses, ces braillardes même pas foutues de jouer dans la cour des polychromes. Des bicolores. Ah, le mépris.
Le lac cousu de lumières ne perd pas un de ces cris et se froisse à peine. Les ailes claquent, le son monte, la note canardienne domine, rauque, mâle, un rien grotesque. Pourtant, cette nuée là-bas sous l’or qui monte, c’est de la poésie affutée, un instant de vie pleine à ras-bord, parce que rien n’y manque, ni la beauté, ni le silence claquant des rires, ni les voix assourdies par le froid des deux qui me suivent, (dans ces promenades à plusieurs, je suis souvent devant, ou loin derrière), ni la conscience suraiguë, déployée, fourmillante dans tout le corps de la perfection du moment.
Le présent s’est osé têtu au point de refuser son devenir. Le futur du présent, c’est le passé, il le sait et n’en veut pas.
Je regarde les oiseaux, je bois le lac, j’aspire l’air, je me gonfle du moment comme une baudruche et je flotte sur la lumière-fleuve, le lac-respiration ; la brume qui naît à sa surface c’est son souffle de vivante, sa signature.
Et je flotte avec elles, hors ma peau –trop étroite-, hors mes limites terriennes, hors sol.
Le bonheur fou ne dure pas, il en perdrait son goût de trop-plein. Mais le présent s’obstine, ancré dans mon épaule, jusqu’à l’odeur de l’eau qui m’est servie en épices, et une certaine densité dans l’air, un pêcheur qui m’adresse trois phrases, « profitez de la lumière, vous avez bien raison, c’est maintenant ».
Car je photographie, bien sûr. Leurre infini propre aux humains qui s’acharnent à mettre un appareil entre eux et le monde, ignorant la plupart du temps que le sujet leur échappe. A peine le bouton pressé, il devient autre et vit sa propre vie.
Cet œil en bandoulière nous fait juste collectionneurs, consciemment ou non hantés par la peur du passage, la sur-conscience de l’éphémère…
Le temps de cette fin d’après-midi souple, pliable, ployable en danseuse sous un drap d’or automnal, les rides de l’eau, le froid qui mord les lèvres, le bruit de feuilles pressées sous les godillots, me fait la grâce de son immobilité.
Les canards ont fini par se taire, les mouettes par s’en aller.
Le soleil noie ses transverses dans une perdition tranquille, l’ombre a gagné.
Mais la perfection est là en résonnance, et la plus belle photo du jour, sans conteste, la plus magnifique, la plus cadrée, la plus équilibrée, la plus pure, reste celle que je n’aurai pas faite.
Elle était dans la résonnance.
La voix du pêcheur poète.
Profitez…
C’est maintenant.