C’est une promenade où tous les temps s’amusent.
Celui qui passe, celui qu’il fait.
Soudain, la perfection du moment est telle qu’on ne vieillit plus.
Les voix tirent des bords près de l’eau, deux rives coupantes au soleil diagonal ralliant le lac battu de mouettes traversières.
Il y a bagarre, là-bas. Une guerre sans merci pour un machin qui se mange. Une guerre de canards contre les volantes voleuses, ces braillardes même pas foutues de jouer dans la cour des polychromes. Des bicolores. Ah, le mépris.
Le lac cousu de lumières ne perd pas un de ces cris et se froisse à peine. Les ailes claquent, le son monte, la note canardienne domine, rauque, mâle, un rien grotesque. Pourtant, cette nuée là-bas sous l’or qui monte, c’est de la poésie affutée, un instant de vie pleine à ras-bord, parce que rien n’y manque, ni la beauté, ni le silence claquant des rires, ni les voix assourdies par le froid des deux qui me suivent, (dans ces promenades à plusieurs, je suis souvent devant, ou loin derrière), ni la conscience suraiguë, déployée, fourmillante dans tout le corps de la perfection du moment.
Le présent s’est osé têtu au point de refuser son devenir. Le futur du présent, c’est le passé, il le sait et n’en veut pas.
Je regarde les oiseaux, je bois le lac, j’aspire l’air, je me gonfle du moment comme une baudruche et je flotte sur la lumière-fleuve, le lac-respiration ; la brume qui naît à sa surface c’est son souffle de vivante, sa signature.
Et je flotte avec elles, hors ma peau –trop étroite-, hors mes limites terriennes, hors sol.
Le bonheur fou ne dure pas, il en perdrait son goût de trop-plein. Mais le présent s’obstine, ancré dans mon épaule, jusqu’à l’odeur de l’eau qui m’est servie en épices, et une certaine densité dans l’air, un pêcheur qui m’adresse trois phrases, « profitez de la lumière, vous avez bien raison, c’est maintenant ».
Car je photographie, bien sûr. Leurre infini propre aux humains qui s’acharnent à mettre un appareil entre eux et le monde, ignorant la plupart du temps que le sujet leur échappe. A peine le bouton pressé, il devient autre et vit sa propre vie.
Cet œil en bandoulière nous fait juste collectionneurs, consciemment ou non hantés par la peur du passage, la sur-conscience de l’éphémère…
Le temps de cette fin d’après-midi souple, pliable, ployable en danseuse sous un drap d’or automnal, les rides de l’eau, le froid qui mord les lèvres, le bruit de feuilles pressées sous les godillots, me fait la grâce de son immobilité.
Les canards ont fini par se taire, les mouettes par s’en aller.
Le soleil noie ses transverses dans une perdition tranquille, l’ombre a gagné.
Mais la perfection est là en résonnance, et la plus belle photo du jour, sans conteste, la plus magnifique, la plus cadrée, la plus équilibrée, la plus pure, reste celle que je n’aurai pas faite.
Elle était dans la résonnance.
La voix du pêcheur poète.
Profitez…
C’est maintenant.