Il y a bien des années, je consacrai plusieurs mois de ma chienne de vie à l’apprentissage de la Langue des Signes. Autant dire propulsée dans un monde sis quelque part entre Orion et Alpha du Centaure, vers un point de la galaxie où personne ne vous entend crier… Forcément, chez les sourds.
L’enseignement en ce lieu se déroulait par thématique : les couleurs, l’école, les métiers, les légumes, les fruits, les religions, la politique… Nous mémorisions les signes le matin, et exercions nos talents tout neufs l’après-midi grâce à de petites saynètes improvisées. Sous l’œil aigu, perçant, ironique et pas toujours ouvert (manque de sommeil) d’un craquant jeune sourd profond en âge d’être mon fils, et, avantage à mes yeux, lui ressemblant au physique de façon frappante.
Avec ça charmant, lunaire, décalé, aérien : il arrivait tous les matins avec une bonne grosse demi-heure de retard et « signait » avec un léger sourire : «J’entends pas le réveil».
Nos intervenants étaient sourds profonds, (un ou deux appareillés se gardaient bien de le dire) et nous avions défense absolue de parler.
Outre qu’il n’y a rien d ‘évident pour un entendant à occuper l’espace avec des gestes, le faire en public, sous les feux croisés des copains chargés de correction et du prof qui se tape sur le bide avec un bel allant n’allait pas, pour nous autres coincés à leurs yeux, sans de grandes, d’immenses, d’infinies difficultés.
Nos souffrances hélas ne leur suffisaient pas. Ils avaient adjoint assez vite un raffinement suprême, histoire de rendre les choses plus goûtues :
Nous étions filmés.
Après ils repassaient la bande, la stoppant à certains moments jugés par les Autorités Compétentes comme trop approximatifs dans le signe, insuffisamment précis dans la syntaxe (oui, il y en a une) mal ficelés ou juste moches (la grâce ne nuit pas).
Or, ce jour-là…
Thématique : La sexualité.
Déjà que pour signer « J’ai oublié les pamplemousses au marché », je manquais de délié… Mes gestes étroits meublaient un espace vital de zéro virgule vingt-quatre centimètres, pour les jours où je me lâchais. Quant à cette fameuse grâce, elle s’exprimait dans l’air en mots engoncés, d’une non-voix pusillanime ; mes mains murmuraient avec des moufles. À chaque doigt.
Je sentis monter l’angoisse d’un cran — en gros vers l’Himalaya — quand je vis que notre mentor séparait les garçons des filles. Entra dans la foulée une autre prof, toute aussi jeune que le jeune sosie du gamin, caméra en main comme lui, un petit air goguenard inscrit sur sa douce physionomie. Ce je ne sais quoi qui tremblait dans son œil vert ne me plut pas, mais alors, pas du tout. Elle se posta face au groupe des garçons, notre aimable rêveur en face des filles. Puis, ils nous distribuèrent un prospectus.
Nous disposions d’une dizaine de minutes pour le lire. Nous avions mémorisés un certain nombre de signes, le matin ; nous pouvions donc traduire l’essentiel du machin. Je commençais à respirer. Le document, médical, documenté, mettait en évidence des vérités premières du genre : « Le virus du SIDA ne se transmet pas par la salive ». Jusqu’ici, tout baignait.
Candide, je voyais s’éloigner l’enclume posée depuis un moment sur mon plexus solaire.
C’est alors que munis d’un stabilo jaune poussin nos deux enseignants surlignèrent la partie qui revenait à chacun, parce que le projet pédagogique voulait qu’on ne signât point la même chose que le voisin. Pour rajouter un peu de poivre en fusion dans la soupe aux épines, les filles seraient filmées par le garçon, les garçons par la fille, d’où la présence inhabituelle de la donzelle qui augurait passer un bon moment vu la banane arborée par icelle d’une oreille à l’autre, en toute royale assurance.
Elle me prit le papier des mains, surligna, recula un peu de la tête (pour voir si ça faisait joli ?) et me rendit l’objet avec un sourire doux, compassionnel, d’une traîtrise émouvante. Je n’ai rien vu venir.
C’est en baissant les yeux que j’ai pleinement, éperdument mesuré l’étendue du désastre. Oh, ça n’allait pas durer longtemps, ça non. J’avais UNE phrase: sujet, verbe à la forme négative, complément.
J’étais la cinquième du groupe à passer. Je scrutais l’œil de la caméra, n’osant regarder mes compagnes d’infortune, l’une tremblotant « Les rapports entre lesbiennes ne sont pas contaminants », l’autre essayant de bavoter avec les mains et une dignité vacillante « La sodomie doit s’effectuer ( ?) avec des précautions identiques chez les homosexuels ainsi que les hétérosexuels », …et autres exquises digressions Lamartiniennes.
Vint mon tour.
Je m’en sortis le front haut, droite quoique flageolante dans mes pauvres bottes fourrées (c’était l’hiver), mon œil rivé sur la caméra pour ne surtout pas voir ce garçon qui me renvoyait l’image du mien. Car enfin, si je pratiquais cet amalgame terrifiant, où puiser la force de signer (et je puis vous assurer que pour l’acte en lui-même, les entendants ont exactement le même geste, tsoin, tsoin, ) dans quel douloureux recoin de mon pauvre esprit malmené, dans quelle énergie insoupçonnée, oui, comment, si le visage de la chair de ma chair prenait le pas sur le visage de l’autre qui lui était si semblable , comment aurais-je surmonté une effroyable gêne en « signant » :
« La fellation n’est pas une pratique à risque. »
Le lendemain, on avait « Les sentiments ».
Tout s’est très bien passé.