Chemin brut
Elle choisit un chemin brut, d’une belle matière : mi-poussière, mi-marbre. Il lui fallait le transporter ; elle s’y efforça. Cela lui prit du temps. Alourdie de ce poids sur ses bras, elle avança avec prudence, prenant garde à ne rien casser.
Son atelier ne possédait pas de toit. Les oiseaux le gardaient avec vaillance, volant en désordre, piaillant à la moindre intrusion. Sauf le Grand-Duc, qui roupillait. Mais il en valait douze comme lui, la nuit venue.
Elle travailla, apporta un détail ici, en ôta un autre là, modifia, reprit, bifurqua, revint. Pour bien faire, il faut s’en tenir à un outil de qualité : elle prit le Temps. Jour après jour, minute par minute, elle s’activa à faire émerger ce qu’elle imaginait du chemin, percevait de ses possibles, y compris ses fourvoiements. Où serait la beauté d’un chemin sans erreur ?
Cette infinie patience absorba de longues années. Elle ne vit presque rien de leur passage, même si le nombre d’oiseaux gardiens diminuait. Même si le Grand-Duc veillait moins longtemps. Même si l’air dans l’atelier se faisait plus rare. Même si ses rêves possédaient désormais une sorte d’étrangeté ; ils parlaient beaucoup de sommeil. Rêver qu’on dort... Le Temps s’amuse ?
Un jour, elle finit enfin.
Elle recula, comme beaucoup d’artistes, pour juger de l’effet.
Elle se demanda si ces années de travail se justifiaient. Le chemin rêvé... Celui-ci en était bien loin. Ce qu’elle eût aimé tremblant de lumière, sans caillou sous les pieds, sans ornières, s’avérait parfois tortueux, comme troué de gouffres, certains franchissables, d’autres non.
Mais il s’y trouvait aussi des éclats, la mousse des fontaines, un nom sur du sable, certains passages lisses, un soleil et des herbes hautes, parées de coquelicots dans des fossés profonds. Elle dit « oui » à l’imperfection, parce que la beauté s’y attarde aussi.
Elle réalisa que ce long effort, cette sculpture têtue sur tant et tant d’années, lui avait évité l’ennui. Elle décida de s’en contenter et dit « J’accepte ».
Ce fut à ce moment que le Grand -Duc, qui ne dormait plus du tout, s’envola et ne revint jamais.